lundi 17 décembre 2012

Y a-t-il une pensée sauvage ?

Nous avons vu (Cours 3 Séance 3) que les hommes avaient tendance à faire preuve d’ethnocentrisme. La différence culturelle constitue parfois un obstacle à la constitution de l'altérite. Cette différence est telle que certains hommes en viennent à nier l'humanité d'autres hommes. L'autre devient le tout autre, il n'est pas même considéré comme un étranger mais assimilé à une bête.
Quand bien même le statut d'homme est reconnu à celui qui ne partage pas la même culture, l'identité des facultés reste très discutée. Le sauvage est bien un homme mais un homme frustre, peu développé intellectuellement : un primitif. Pourtant, comme le montre ce texte de Jean de Léry, le sauvage est non seulement capable de réflexion, mais aussi de jugement moral.
Jean de Léry fait partie du groupe de protestants envoyés par Calvin dans la colonie fondée par le français, Villegagnon, lui aussi réformé (c'est-à-dire appartenant à l'église réformée, autrement dit l'église protestante) dans la baie de Rio de Janeiro. On ignore en effet souvent que cette baie du Brésil fut brièvement une colonie française destinée à accueillir les protestants persécutés en Europe. Cette colonie s'appelait la France antarctique. Ce nom mêle bizarrement pour nous modernes, la chaleur du Brésil à la froideur que nous associons à l'Antarctique, c'est-à-dire au pôle sud.
Cette colonie visait aussi à couper et ramener au Europe le "bois de Brésil", un arbre qui servait à la teinture des tissus.
Dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, publiée en 1578, Jean de Léry raconte sa découverte de la tribu locale : les Toüoupinambaoults ou Tupinambas. Il rapporte au chapitre XIII son entretien avec un homme de cette tribu (le texte est en ancien français).
Chapitre XIII : " Des arbres, herbes, racines et fruits exquis que produit la terre du Brésil "
Colloque de l’auteur et d’un sauvage montrant qu’ils ne sont si lourdauds qu’on les estimait.

Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande : Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’en y a-t-il point en votre pays ? A quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : Voire, mais vous en faut-il tant ? Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’avez jamais vues par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre dit, Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef, Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs, ou plus prochains parents. Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai oui de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain. 

Questions :
  1. Relevez les expressions montrant les préjugés de Jean de Léry sur son interlocuteur.
  2. Expliquez en quoi les question du tupinamba manifestent un solide bon sens.
  3. Pourquoi le tupinamba juge-t-il que les Français sont fous ?
Représentation des indiens d'Amazonie par André Thevet, un autre explorateur. Équarrissage de la victime. Scène d'anthropophagie rituelle chez les Tupinamba du Brésil, 1557


La question des capacités intellectuelles des hommes de culture différente a été très discutée jusqu'au XXe siècle. Lévy-Bruhl (ethnologue français 1857-1939) dans ses Carnets (X et XI) note que "la mentalité primitive semble avoir au moins de l'indifférence, si ce n'est de l'aversion" pour les opérations logiques les plus simples. "En d'autres termes, elle ne se sert pas de l'instrument sans pareil que sont les concepts." Il en identifie alors la cause : "Une des raisons qui font que la pensée des primitifs n'est pas conceptuelle, et peut-être la principale, tient au fait que leur expérience, plus ample que la nôtre, est souvent mystique, et, comme telle, ignore la régularité ordonnée des séquences le phénomènes de même que la fixité des formes ; elle se meut dans un monde mythique dont le caractère le plus frappant est la fluidité. Ainsi s'explique que cette pensée, bien que capable de former des concepts, n'en fait pas grand usage (en dehors de la vie pratique quotidienne) et ne se soit pas engagée dans la voie des opérations logiques que les concepts rendent accessibles, à l'aide de l'abstraction, de la classification, etc." 
Frédéric Keck du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France explique (dans  Le Point Référence de mai-juin 2011 intitulé Comprendre l'autre) la démarche de Lévy-Bruhl et son apport. "L'expérience des "sociétés primitives" semble plus pauvre que la nôtre, car elles ne connaissent pas les formes abstraites qui nous permettent de prévoir scientifiquement les phénomènes ; mais elle est en fait plus riche, car elle inclut des êtres "imperceptibles aux sens et cependant réels". [...] La construction des modèles scientifiques basés sur des inductions à partir des régularités naturelles nous a conduit à écarter ces êtres invisibles qui peuplent le monde des "sociétés primitives". [...] La "mentalité primitive" n'explique pas moins que nous [l'ensemble des accidents qui échappent à la régularité de la nature] : elle ne cherche pas le "comment ?", mais le "pourquoi ?", elle n'explique pas le régulier mais l'irrégulier. C'est pourquoi elle invoque non des lois naturelles mais des "puissances mystiques" : les premières s'imposent par une nécessité mécanique, les secondes par des "préliaisons impérieuses". Un canoë qui se renverse lorsqu'il est conduit par un habile pilote est signe d'infortune : c'est un crocodile ensorcelé par un sorcier il faut donc chercher qui l'a ensorcelé. L'accident s'explique par des causes sociales qui se manifestent par des émotions de peur : il se résout par des institutions sociales qui rétablissent l'ordre bouleversé. La science explique ce renversement par des causes mécaniques (l'inattention du pilote, le débit de la rivière), mais elle doit alors expliquer pourquoi ces causes se sont rencontrées à ce moment-là, et elle invoque "le hasard". Mais comme le hasard est lui-même une entité invisible, la "mentalité primitive" revient donc dans l'activité scientifique."
Les travaux de Lévy-Bruhl ne consistent donc pas tant à hiérarchiser la pensée de cultures différentes mais plutôt à exposer les modalités complémentaires de toute pensée : mystique et scientifique. Ainsi, l'écart entre "mentalité primitive" et "pensée moderne" semble moins grand qu'il n'y paraît. La science n'est pas exempte de référence inconsciente à des entités non scientifiques.