mardi 16 avril 2013

La science est-elle en mesure de dicter des conclusions morales ?

La question de ce sujet de dissertation comporte un implicite, qui est aussi une opinion : la science n'a rien à voir avec la morale. Dans son projet général de connaissance, elle ne propose ni n'impose aux individus des conclusions morales, c'est-à-dire des prescriptions d'actions. Elle établit des faits, leurs fonctionnements, les lois théoriques qui les régissent, bref elle répond à la question "Comment ?" et non à la question : "Pourquoi ?" En tant qu'activité de la raison, elle semble donc complètement étrangère à la morale qui semble relever d'une tradition culturelle et souvent religieuse.
Cependant, la morale ne peut-elle, elle aussi, être considérée comme une science ? Et, les découvertes scientifiques des siècles passés sont-elles sans aucun effet sur la manière dont les individus se pensent, se juge et agissent ?
Freud semble avoir bien perçu que l'histoire des sciences conduit l'homme a modifier le regard qu'il porte sur lui-même en tant qu'espèce spécifique. Certaines révolutions scientifiques ne constituent-elles pas autant d'invitation à une réforme morale ? Freud écrit dans son introduction à la psychanalyse : "Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique."
A gauche, Copernic ; au centre Darwin ; à droite, Freud
Les découvertes des trois scientifiques ci-dessus (la question reste à savoir si, comme l'affirmait Freud, la psychanalyse est bien une science...) auraient donc produit trois humiliations. La fin du géocentrisme décentre l'homme de l'univers : tous les astres ne tournent plus autour de lui. L'évolution darwinienne rappelle que l'homme n'est pas une créature de Dieu mais un vivant comme les autres, partageant une même parenté. Enfin, Freud place au centre même de l'homme, dans sa conscience, une part d'étrangeté inquiétante (Unheimlich en allemand) : l'inconscient.
Rémi Brague montre pourtant dans un article intitulé "Le géocentrisme comme humiliation de l'homme" (recueilli dans Au moyen du Moyen Âge) que Freud commet une erreur dans son interprétation. Il présuppose qu'au Moyen Âge la place centrale était considérée comme une place d'honneur. Or, Rémi Brague montre, textes à l'appui, qu'il n'en est rien. Une telle vision, une telle hiérarchie spatiale correspond plus à l'esprit de l'âge classique. Prenons l'exemple de Louis XIV. Le 5 juin 1662, il organise aux Tuileries un Grand Carrousel pour célébrer la naissance du Dauphin. L'occasion n'est qu'un prétexte car le Dauphin est né 7 mois plus tôt. Il s'agit en fait de célébrer la prise du pouvoir par le roi, 10 ans après la Fronde. Pour cela, Louis XIV imagine une mise en scène dans laquelle, les nobles vont parader autour de lui, représentant le Soleil. Jean-Marie Apostolidès écrit ainsi dans Le roi-machine : "Comme l'astre solaire, Louis XIV répand ses rayons dans toutes les directions. Cette mise en scène évoque l'image d'une roue formée de plusieurs circonférences qui tourneraient autour du même axe, immense machine dont le roi est le pivot et le moteur." 
Représentation géocentrique de l'univers

Le Grand Carrousel des Tuileries, le 5 juin 1662

De plus, accorder au centre une valeur supérieure ne semble justifier que dans le cadre des relations humaines et non, comme l'affirme Freud, en ce qui concerne le domaine des astres : "Dans ce contexte, le centre était au contraire un endroit des plus modestes, voire le plus humble de tous." Brague cite alors A. H. Armstrong : "La cosmologie géocentrique n'a pas conduit les astronomes de l'Antiquité à une vision anthropocentrique de l'univers, ce qui serait une vision exagérée de l'importance de l'homme dans la hiérarchie des êtres. Elle les conduisit plutôt à mettre l'accent sur sa petitesse, son insignifiance et sa position basse dans l'ordre cosmique." 
Trois citations de penseurs médiévaux justifient parfaitement cette interprétation. Bède le Vénérable (672-735) affirme que la terre "située au centre [...] du monde, comme la plus lourde, occupe parmi les créatures le lieu le plus humble et central, alors que l'eau, l'air et le feu la précédent vers le haut par la légèreté de leur nature comme par leur position." Ibn Tufayl (1105-1185) va plus loin dans l'image : "Ce qui constitue, dans la concavité de cette Sphère, le monde de la génération et de la corruption joue le rôle qu'ont dans le ventre de l'animal les divers excréments et humeurs, dans lesquels assez souvent se forment aussi des animaux comme dans le macrocosme." Et Rémi Brague de résumer : "En d'autres termes : l'homme est au centre de l'univers comme un bousier sur une crotte."
Alain de Lille (1128-1202) recours quant à lui à une comparaison topologique et sociale : "L'homme est comme un métèque habitant la banlieue du monde." Comme on le voit, on est loin de l'idée que la centralité de l'homme dans l'univers est une place privilégiée. Les deux image ci-dessous, tirées de traités médiévaux, manifestent bien cette place subalterne de l'homme. Il est au centre certes, mais donc éloigné de Dieu. L'humiliation de sa position doit conduire son âme à plus d'humilité. La connaissance du monde développée au Moyen Âge n'est donc pas sans implications morales, voire sans visée apologétiques.
 
Guillaume de Conches, De philosophia mundi, 1276



Traité anonyme sur la destinée de l'âme, Début XIIe s.
 
Ainsi, nous pouvons affirmer que la science ne dicte pas de conclusions morales mais ses conclusions scientifiques ne sont pas sans conséquences morales. De plus, pour répondre à cette question, il faudrait se demander si la science dans son activité propre ne suppose pas une certaine morale ? Enfin, il semble important de relever à propos de l'interprétation proposée par Freud, que toute interprétation doit prendre en compte l'ensemble des données intellectuelles d'une époque pour être fondée. Elle risque sinon de révéler bien plus sur l'interprète lui-même que sur l'objet de son interprétation.

lundi 15 avril 2013

Un dialogue des religions est-il possible ?

Dans Au moyen du Moyen Âge, Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Rémi Brague souligne la difficulté à faire dialoguer les trois monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam). Le partage d'une figure commune (Abraham) devrait pourtant leur offrir un terrain de d'échanges possibles. 
Il n'en est rien car ces religions se disputent justement l'héritage de la tradition : " Quant au problème de fond de la coexistence, vous avez bien mis le doigt sur la difficulté fondamentale. Elle est paradoxale : ce qui gène n'est pas l'étrangeté des religions l'une par rapport à l'autre, c'est plutôt une certaine façon d'interpréter une proximité réelle. Ce qui exaspère les Juifs, c'est que les chrétiens prétendent comprendre « leur » livre mieux qu'eux. De façon analogue, ce qui rend les chrétiens perplexes - ce pourquoi ils se refusent souvent à en prendre conscience -, c'est que l'islam se comprend comme un post-christianisme, destiné à remplacer celui-ci. Pour l'islam, la survivance du christianisme est un anachronisme. L'islam se présente même comme le véritable christianisme, puisque, pour lui, les chrétiens ont défiguré l'Évangile authentique, comme d'ailleurs les Juifs ont trafiqué la Torah authentique. Pas question donc de s'appuyer sur des Écritures communes.  De la sorte, du point de vue musulman, le « dialogue islamo-chrétien », c'est le dialogue entre les vrais chrétiens, à savoir les musulmans eux-mêmes, et des gens qui s'imaginent être chrétiens et qui ne le sont pas vraiment... C'est pourquoi un tel dialogue intéresse plus les chrétiens que les musulmans. " (p26-27)
De plus, pour dialoguer, il faut un peu se connaître, or " La connaissance de chacune des deux religions par l'autre est souvent assez mauvaise. Mais ce n'est pas pour es mêmes raisons. Il importe de se rendre compte des obstacles. Ils sont symétriques, mais inversés. Pour le dire en une formule évidemment sommaire : les chrétiens savent qu'ils ne connaissent pas l'islam ; les musulmans croient qu'ils connaissent le christianisme. Pour le christianisme, l'islam est quelque chose qui n'aurait pas dû exister. L'islam est un imprévu, quelque chose de nouveau et d'inattendu, et donc de paradoxal. Les chrétiens en tant que tels savent, ou croient savoir, ce que c'est que le judaïsme et ce que c'est que le paganisme. Or, les musulmans ne se laissent pas classer dans une catégorie préexistante : l'islam n'est pas païen - en tout cas il est monothéiste ; il n'est pas non plus juif ; il est encore moins chrétien. [...] Rien de tel pour l'islam. Pour lui, le christianisme est quelque chose de bien connu, une vieille histoire. Le Coran contient des renseignements sur les chrétiens : ils adorent à côté du Dieu unique d'autres entités, comme Jésus et sa mère. Le christianisme est quelque chose de dépassé. Les chrétiens se sont refusés à reconnaître le prophète définitif qui devait parachever leur religion. Ils ont manqué le coche." (p.352-353)
Enfin, ces religions diffèrent sur un point essentiel : " Les révélations musulmane et juive, qui se présentent comme des lois, ne posent pas les mêmes problèmes que la révélation chrétienne. Celle-ci étant révélation d'une personne, donc de « mystères », se comprend avant tout comme demandant la foi. Concilier religion et philosophie est en chrétienté un problème épistémologique, voire psychologique ; en islam et dans le judaïsme, c'est avant tout un problème politique. Par ailleurs, le philosophe qui vit selon une de ces religions a une responsabilité de nature politique. Pour citer une formule brève, mais brillante de Warren Z. Harvey: « Socrate a été jugé ; Averroès et Maïmonide étaient juges». "


Socrate dans un manuscrit arabe