Il peut être intéressant pour répondre à cette question, d'opposer les analyses de Descartes et celle de Russell.
Pour Descartes en effet, les mathématiques sont le modèle de toute pensée qui se veut rigoureuse dans sa démarche, qui marche sur le sentier étroit de l'évidence pour produire une vérité nécessaire. Dans la seconde partie du Discours
de la méthode (1636), il écrit :
"Ces
longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les
géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus
difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer
que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des
hommes, s'entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement
qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et
qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes
des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin
on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus
pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de
commencer : car je savais déjà que c'était par les plus simples et
les plus aisées à connaître ; et considérant qu'entre tous ceux
qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a
eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques
démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et
évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils
ont examinées ; bien que je n'en espérasse aucune autre utilité,
sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités,
et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas
dessein, pour cela, de tâcher d'apprendre toutes ces sciences
particulières, qu'on nomme communément mathématiques, et voyant
qu'encore que leurs objets soient différents, elles ne laissent pas
de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y considèrent autre chose que
les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il
valait mieux que j'examinasse seulement ces proportions en général,
et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en
rendre la connaissance plus aisée […].
[...]
n'y ayant qu'une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en
sait autant qu'on en peut savoir ; et que, par exemple, un enfant
instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses
règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il
examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver. Car enfin la
méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer
exactement toutes les circonstances de ce qu'on cherche, contient
tout ce qui donne de la certitude aux règles d'arithmétique."
Questions d'aide à la lecture :
- À quoi Descartes compare-t-il une démonstration ? Expliquez cette image.
- Descartes affirme : « Ces longues chaînes de raisons [...] m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses [...] s'entre-suivent en même façon ». Que peut-on déduire de l'emploi de « m'imaginer » ?
- Quelles sont les deux conditions garantissant l'accès à la connaissance ? À quelles règles de la méthode cartésienne ces deux conditions renvoient-elles ?
- Selon Descartes, quel est l'intérêt de faire des mathématiques ?
- D'après cet extrait, quelles sont les caractéristiques d'une démonstration mathématique ?
Au 20e siècle, Russell (1872-1970) affirme quant à lui dans Mysticisme et logique (1918) : "Les mathématiques peuvent être définies comme le domaine dans lequel on ne sait jamais de quoi l’on parle ni si ce que l’on dit est vrai."
Mais alors, comment pourraient-elles constituer un modèle de vérité ? Il ne faut cependant pas se méprendre sur cette affirmation qui ne constitue pas une critique négative des mathématiques, mais plutôt d'une critique au sens kantien, c'est-à-dire d'une délimitation du pouvoir des mathématiques.
Florence Perrin et Alexis Rosenbaum proposent cette explication :
"Les énoncés des mathématiques sont en effet formulés en un langage symbolique qui entend éliminer ainsi toute ambiguïté, mais rend les raisonnements exclusivement logiques et, comme on dit, « formels ». Un mathématicien peut ainsi poursuivre des déductions en pensant à un certain triangle rectangle, mais son raisonnement vaudra de toute façon pour une infinité de triangles rectangles et une infinité d’autres objets encore. De fait, il ne saura jamais quelles sont toutes les choses à propos desquelles son raisonnement pourrait s’appliquer ! D’ailleurs, on peut aujourd’hui faire démontrer à un ordinateur des théorèmes simples après lui avoir inséré en mémoire des règles de logique et des axiomes, ces énoncés qui servent de point de départ. L’ordinateur peut donner des résultats sans savoir, et pour cause, de quoi il parle.
Russell ajouterait, par provocation, qu’il n’est sans doute même pas nécessaire qu’il parle de quoi que ce soit. Car le raisonnement lui-même, s’il est cohérent, peut être correct alors qu’il ne s’applique à aucun objet réel donné dans l’expérience. Les mathématiques pures peuvent donc se dispenser d’un lien avec la réalité au sens ordinaire et empirique du terme, pourvu que leurs énoncés soient correctement démontrés. Derrière la boutade, en apparence provocatrice du philosophe anglais, se cache donc une profonde leçon sur la nature de la vérité en mathématiques : pour atteindre leur rigueur sans égal, les mathématiciens ont renoncé en partie à l’idée de vérité entendue comme adéquation à l’expérience et au monde pour se contenter de la validité formelle de leurs raisonnements."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire