lundi 23 septembre 2013

Les sciences sont-elles le reflet de la société ?

L'opinion courante veut que les sciences (tout particulièrement les sciences de la matière : la physique, la chimie, l'astronomie, etc.) ne soient le reflet de rien d'autre que de la nature elle-même. Rien de la personne du scientifique ou de la société à laquelle il appartient, ne doit influencer d'une quelconque manière la formulation des théories. Une science n'est science que si elle est pure. Une telle conception semble bien naïve : comment un scientifique pourrait-il être complètement hermétique à lui-même, à la culture qui l'a éduqué et à la société dans laquelle il vit. Quand bien même, il viserait la plus stricte objectivité, est-il en mesure de prendre conscience de ce qui peut l'influencer, voire le déterminer ? Et, plus particulièrement, le mode d'organisation politique de la société dans laquelle il vit, peut-il conduire à une forme particulière de science ?
Telle est la remarque que formule André Pichot dans La naissance de la science, tome 1 Mésopotamie, Égypte : "La démocratie et les lois constitutionnelles [...] donnent à l'homme une place dans la société qui influence la conception qu'il a de sa place dans la nature et donc sa vision générale du monde. La démocratie en donnant à la société ses lois propres (ni naturelles, ni divines), peut incliner à la recherche, pour la nature, d'un ordre qui lui est propre, un ordre naturel, accessible à l'homme, et non plus divin." (p.16) Cette analyse générale est prolongée par Jean-Pierre Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs. Il étudie l'influence de l'organisation politique, y compris d'un point de vue architectural et urbanistique, sur le développement de la science.
"[...] la Grèce présente un phénomène remarquable, on pourrait même dire extraordinaire. Pour la première fois, semble-t-il, dans l'histoire humaine, se dégage un plan plan de la vie sociale qui fait l'objet d'une recherche délibérée, l'une réflexion consciente. Les institutions de la cité n'impliquent pas seulement l'existence d'un domaine « politique », mais aussi d'une « pensée politique ». L’expression qui désigne le domaine politique : τά κοινά, signifie : ce qui est commun à tous, les affaires publiques. Il y a en effet, pour le Grec, dans la vie humaine, deux plans bien séparés : un domaine privé, familial, domestique (ce que les Grecs appellent économie : οίκονομία) et un domaine public qui comprend toutes les décisions d’intérêt commun, tout ce qui fait de la collectivité un groupe uni et solidaire, une « polis » au sens propre. Dans le cadre des institutions de la cité – (cette cité qui surgit précisément entre l’époque d’Hésiode et celle d’Anaximandre) – rien de ce qui appartient au domaine public ne peut plus être réglé par un individu unique, fût-il le roi. Toutes les choses « communes » doivent être l’objet entre ceux qui composent la collectivité politique, d’un libre débat, d’une discussion publique, au grand jour de l’agora, sous forme de discours argumentés. La polis suppose donc un processus de désacralisation et de rationalisation de la vie sociale. Ce n'est plus un roi prêtre qui, par l'observance d'un calendrier religieux, va faire, au nom du groupe et pour le groupe humain, ce qui est à faire, ce sont les hommes qui prennent eux-mêmes en mains leur destin « commun », qui en décident après discussion [...]. pour les citoyens, les affaires de la cité ne peuvent être réglées qu'au terme d'un débat public où chacun peut librement intervenir pour y développer ses arguments. Le logos, instrument de ces débats publics, prend alors un double sens. Il est d'une part la parole, le discours que prononcent les orateurs à l’assemblée ; mais il est aussi la raison, cette faculté d'argumenter qui définit l'homme en tant qu'il n'est pas simplement un animal mais, comme « animal politique », un être raisonnable. [...]
Il me semble que si la cosmologie grecque a pu se libérer de la religion, si le savoir concernant la nature s'est désacralisé, c'est parce que, dans le même temps, la vie sociale s'était elle-même rationalisée, que l'administration de la cité était devenue une activité, pour la plus grande part, profane. Mais il faut aller plus loin. En dehors de la forme rationnelle et positive de l'astronomie, il faut s'interroger sur son contenu et rechercher son origine.
Anaximandre
Comment les Grecs ont-ils formé leur nouvelle image du monde ? Ce qui caractérise, avons nous dit, l'univers d'Anaximandre [philosophe et savant grec 610-546 av. J.-C.], c'est son aspect circulaire, sa sphéricité. Vous savez à quel point le cercle prend aux yeux des Grecs une valeur privilégiée. Ils y voient la forme la plus belle, la plus parfaite. L'astronomie doit rendre raison des apparences, ou suivant la formule traditionnelle « sauver les phénomènes
», en construisant des schémas géométriques où les mouvements de tous les astres se feront suivant des cercles. Or on doit constater que le domaine politique apparait aussi solidaire d'une représentation de l'espace qui met accent, de façon délibérée, sur le cercle et sur le centre, en leur tonnant une signification très définie. On peut dire à cet égard que l'avènement de la cité se marque d'abord par une transformation de l'espace urbain, c'est-à-dire du plan des villes. C'est dans le monde grec, d'abord sans doute dans les colonies, qu'apparait un plan de cité nouveau où toutes les constructions urbaines sont centrées autour d'une place qui s'appelle l'agora. Les Phéniciens sont es commerçants qui, plusieurs siècles avant les Grecs, sillonnent toute la Méditerranée. Les Babyloniens aussi sont des commerçants qui ont mis au point des techniques commerciales et bancaires plus perfectionnées que celles des Grecs. Ni chez les uns, ni chez les autres on ne rencontre d'agora. Pour qu'il y ait une agora il faut un système de vie sociale impliquant, pour toutes les affaires communes, un débat public. C'est pourquoi nous voyons apparaître la place publique seulement dans les villes ioniennes et grecques. L'existence de l'agora est la marque de l'avènement des institutions politiques de la cité."

Vernant conclut alors que "il y a pu y avoir des liens très étroits entre la réorganisation de l'espace social dans le cadre de la cité et la réorganisation de l'espace physique dans les nouvelles conceptions cosmologiques."

dimanche 15 septembre 2013

L'utile est-il complètement étranger au beau ?

Qu'importe qu'une chose utile soit belle, dès lors qu'elle remplit sa fonction, non ? N'est-ce pas en effet ce qu'on attend d'un objet technique : qu'il remplisse la fonction pour laquelle il a été pensé et fabriqué ? La beauté qu'un tel objet peut manifester n'apparait que comme un "supplément d'âme" ou une dimension agréable, mais loin d'être nécessaire. 
Pourtant, il n'y a-t-il pas une beauté propre de l'objet utilitaire ? Plutôt que d'apparaître comme une dimension extérieure et complémentaire à la fonction, cette fonction elle-même ne peut-elle donner naissance à des formes qui soient belles ?
Dans L'esthétique industrielle, Denis Huisman et Georges Patrix voient la Citroën DS19 comme une réponse à cette question.
 "Quand les usines Citroën ont étudié ce modèle de voiture de route, à la fois rapide et économique, en adaptant à des buts pratiques, techniques, les formes extérieures de la carrosserie, ils ont à la fois tenté de donner à la fonction interne de l'automobile (confort des passagers) et aux fonctions externes (moindre résistance à la pénétration dans l'air) une priorité constante sur les détails extérieurs (l'élégance, la ligne, la grâce [...]). Or le miracle s'est produit : cette voiture née de la simple technique, dont la pureté formelle provenait d'un simple accord de la technique avec la structure, de la forme avec la fonction, du bon fonctionnement, de la commodité, de la stabilité et de l'efficacité, s'est trouvée esthétiquement parfaite. Elle allait absolument à contre-courant. Le style des automobiles de l'époque était celui de l'abondance de chromes et des ailerons de requins, des pare-chocs hérissés de bosses, d'une ligne surchargée [...].
C'est ainsi que la bonne forme peut conditionner une beauté inhérente à la matière elle-même. [...] Or, la D.S. répondait à une nécessité. Et l'adaptation s'est faite spontanément, directement de la forme à la fonction, de la nécessité à la construction. En d'autres termes [...] : l'esthétique industrielle n'est pas de l'art plaqué sur l'industrie ni même de l'art appliqué à l'industrie ; bien au contraire, elle se présente comme de l'art impliqué dans l'industrie. Cet art impliqué, c'est le critère de l'esthétique industrielle."

samedi 7 septembre 2013

La nature nous donne-t-elle des règles pour bien vivre ?

Comme tout sujet de dissertation, celui-ci demande d'établir des distinctions en se posant des questions :
  • La nature est-elle en mesure de nous donner des règles ? Elle nous donne un certain nombre d'éléments nécessaires pour notre vie : un environnement et des moyens pour maintenir l'état de notre organisme, mais est-elle capable de nous donner des règles ? Si oui, de quelles règles s'agit-il ? Peut-on en dresser un liste exhaustive, ou, au moins, d'en proposer des exemples ?
  • De plus, poser une règle consiste à poser une norme. Le sujet suppose donc que ce qui est naturel est normal. Ce point serait à discuter : tout ce qui est naturel est-il normal ? 
  • Ensuite, ces règles naturelles, ne sont-elles pas en fait issues du jugement des hommes sur la nature ? Quelle est l'origine de ces règles, la nature elle-même ou bien la conception que les hommes s'en font ? Une règle ne demande-t-elle pas en effet d'être instituée pour être une règle ? Or la nature n'est pas capable d'une telle institution.
  • Enfin, il faut noter que le sujet ne parle pas simplement de vivre mais de bien vivre. Il va de soit que la nature nous donne des règles pour vivre : la faim qu'éprouve notre corps et la sensation de satiété peuvent en être les exemples. Mais la question porte sur le bien vivre, c'est-à-dire la bonheur. Il faut donc réfléchir au rapport entre nature et bonheur.
On peut reformuler la question ainsi : Peut-on légitimement affirmer que la nature propose aux hommes une norme à respecter afin d'être heureux ? Dans quelle mesure la nature contribue-t-elle au bonheur des hommes ?
Si la nature donne en effet aux hommes des règles pour bien vivre et que la physique est l'étude de la nature, alors cette science permet-elle aux hommes d'être heureux ? La physique vise-t-elle autre chose que la connaissance de la nature ? Permet-elle aux hommes de savoir comment agir dans le monde pour leur bien ?

Platon dans le Timée (28c) apporte des arguments importants pour une réflexion sur cette question. Si la nature est en mesure de donner aux hommes des règles pour bien vivre, c'est d'abord parce qu'elle est elle-même réglée. La nature n'est pas le lieu du chaos et de l'anarchie, du moins dans sa partie supérieure, autrement dit les astres. La nature chez les Anciens est en effet hiérarchisée. Ils voient le ciel étoilé comme étant animé d'un mouvement circulaire parfait et éternel. Les astres sont plus proches du créateur divin que les hommes. Si nous devons nous régler sur la nature, c'est parce que la nature est le produit de Dieu. Comme le résume très bien Rémi Brague dans Au moyen du Moyen Âge : "nous devons imiter la nature, plus précisément ce qui est au plus haut point digne de notre imitation, c'est-à-dire l'ordre majestueux de l'armée des cieux [les astres], afin de mettre de l'ordre dans nos vies. Les corps célestes sont comme nos frères aînés. Leur matière est plus pure que celle dont nous sommes faits. [...] En imitant l'ordre et la beauté de la nature, nous ennoblissons nos âmes et devenons plus dignes de notre humanité. La physique est une médiation pour l'anthropologie. Cela implique que les vertus morales, par lesquelles l'homme devient ce qu'il a à être, sont présentes dans l'univers physique. La justice n'est pas l'apanage de l'homme ; elle est présente dans la structure interne de la réalité objective." (p.156)
La nature est donc le modèle de la perfection. Chercher à la connaître et à l'imiter est pour l'homme la voie d'accès à la perfection.

jeudi 5 septembre 2013

Qu'est-ce qui est intéressant ?

Il ne s'agit bien évidemment pas d'une question qui pourrait faire le sujet d'une dissertation de philosophie en classe de Terminale. Elle ressemble plus au genre de question d'une leçon d'agrégation. Cependant, elle est loin d'être inintéressante car nous qualifions d'intéressantes des choses et des actions très différentes. Qu'est-ce qui fait leur intérêt ? Sont-ce ces choses elles-mêmes ? Notre relation subjective à elles ? Dès qu'il s'agit de réfléchir à ce qui se cache derrière les mots en établissant des distinctions, nous sommes dans la philosophie. Tel est l'exercice auquel s'est livré Rémi Brague dans Au moyen du Moyen Âge dans le quel il distingue trois sens de l'adjectif "intéressant" :
  1. L'intérêt égoïste : ce qui est intéressant, c'est ce qui me rapporte. On parle ainsi dans le domaine de la finance des intérêts d'un compte ou de la participation aux intérêts. Un emploi sera du point de vue du salaire plus ou moins intéressant, quel que soit son intérêt au sens 2.
  2. L'intérêt désigne aussi ce qui attire notre attention, notre regard, notre réflexion. Il s'agit d'un intérêt intellectuel qui procure un certain plaisir. En ce sens, il est intéressant de regarder les constellations d'un ciel étoilé. Nous n'y gagnons économiquement rien, mais nous en éprouvons une sorte de fascination procurant du plaisir. Absorbé par ce qui nous intéresse, nous nous oublions nous-même : nous ne pensons qu'à ce qui nous intéresse.
  3. Enfin, Rémi Brague propose d'appeler intéressant "ce qui fait une différence pour nous, ce qui compte". Autrement dit, ce qui m'intéresse ne me détourne pas complètement de moi-même car j'apprends à me connaitre dans et par ce qui m'intéresse. "Plus précisément, ce qui est intéressant est ce qui se trouve entre nous et nous-mêmes, ce qui inter-est, de telle sorte qu'il nous faut passer à travers pour parvenir à nous-mêmes. L'intéressant est en ce sens une étape nécessaire dans le processus par lequel nous en venons à nous connaître nous-mêmes." (p.137)
Ce qui nous intéresse est donc révélateur d'une part de nous-même. Que faut-il dès lors conclure d'une personne qui ne s'intéresse à rien ? De plus, il apparait dans cette analyse que l'identité personnelle n'est pas donnée, mais construite dialectiquement dans le rapport à la réalité extérieure.