A l'occasion de la journée des langues au lycée sur le thème Peoples and food, nous avons évoqué quelques aspects de la réflexion philosophique sur la nourriture. Pour initier cette séance (and to pratice english too), nous avons analysé une chanson de la pianiste et chanteuse de jazz Patricia Barber : Hunger. Vous pouvez la retrouver en vidéo ci-dessous, ainsi que les paroles.
Everything
is food, everything is fair game.
The
second it's gone is the second I crave
more
animal, vegetable, mineral feed,
more
fodder, more fuel, more cake and ice cream.
In
Scythia, where the pickings are slim,
I'm
gorgeous and grateful it's "in" to be thin.
Wan
and pale, I court emaciation
in
high style and endless mastication.
With
cheekbones and ribs that tighten my skin,
wildly
attractive and seductive as sin,
the
closer you come, the more you want me,
the
more you want, the more you want to be free.
There's
no slaking of thirst, no quenching of need,
and
there's never, ever enough to eat:
When
the Gods get even They think of me
While
you're fast asleep to your bed I creep
As
my breath you breathe as I give you a kiss
As
I take my leave I leave you with this
As
you wake so you dream of fish fowl and beef
And
there's never ever enough to eat
Where
inherited wealth meets fine French cuisine
Where
oodles of truffles and tarts and terrines
Where
gavage is an art and foie gras is fatty
Where
quail duck lamb sugar butter and spaghetti
There
desire is infectious and fulfillment is lean
And
there's never ever enough to eat
does
an ocean deny a river?
would
a fire spurn the wood it craves
for
heat?
like
Narcissus and his lover
you
can never have the other
you
can never turn away
you
can never lick the plate
clean
When
the coffers are empty in lieu of defeat
I
deal my daughter for camembert cheese
Here
the story leaves me to my own device
As
lips teeth tongue savor self sacrifice
And
now the Hunter is prey and the Hungry are meat
And
there's never ever enough to eat
Elle s'est inspirée pour écrire cette chanson (comme l'ensemble de son album intitulé Mythologies) des Métamorphoses d'Ovide. Au Livre VIII (781-840), on peut en effet découvrir un démon nommé Faim :
Pour
punir le coupable, [Cérès] invente un supplice qui le rendrait
digne de pitié, si la pitié était faite pour de pareils forfaits :
elle veut le livrer aux tourments de la Faim ; mais ne pouvant aller
trouver elle-même la déesse, et les Destins ne permettent pas à
Cérès de se rencontrer avec la Faim, elle appelle une nymphe des
montagnes, et lui adresse ces paroles :
«Au
fond des glaces de la Scythie, il est une solitude désolée, sans
moissons, sans arbres et sans fruits ; c'est là qu'habitent le Froid
inerte, la Pâleur, la Crainte et la Faim aux entrailles à jeun ;
dis-lui qu'elle aille se cacher dans le sein de l'impie, qu'elle
résiste à l'abondance de toute chose, et qu'elle triomphe de ma
puissance même et de mes secours ; pars, et, si tu t'effraies de la
longueur du voyage, prends mon char, prends mes dragons, et que le
frein te serve à guider leur vol au-dessus des nuages. L'Oréade
monte aussitôt sur le char de la déesse, traverse les airs, arrive
dans la Scythie, et arrête ses dragons sur l'affreux sommet du
Caucase ; elle cherche la Faim, et l'aperçoit, au milieu d'un champ
rempli de pierres, qui s'efforce d'arracher quelques brins d'herbe
avec les ongles et les dents ; elle a les cheveux hérissés, les
yeux caves, le visage pâle, les lèvres infectes et livides, les
dents rongées par la rouille ; à travers sa peau rude, on pourrait
voir jusqu'au fond de ses entrailles ; des os décharnés percent la
courbe inégale de ses reins ; pour ventre, elle n'en a que la place
; sa poitrine est pendante, et paraît ne tenir qu'à l'épine du dos
; grossis par la maigreur, ses muscles et ses nerfs sont à découvert
; la saillie de ses genoux est énorme, et ses talons s'allongent
outre mesure. Sitôt que la Nymphe l'aperçoit, n'osant l'approcher,
elle lui dicte du loin les ordres de la déesse. Bien qu'elle
s'arrête à peine et qu'elle se tienne éloignée, bien qu'à peine
arrivée, elle a cru déjà sentir l'aiguillon de la faim : ramenant
aussitôt ses dragons en arrière, elle tourne les rênes du côté
de la Thessalie, et remonte dans les airs. La Faim, toujours si
contraire à Cérès, s'empresse pourtant d'obéir. Un tourbillon de
vent la porte au seuil du palais d'Erisichthon ; elle entre et va
droit à sa couche. Il était nuit ; l'impie était plongé dans un
profond sommeil ; elle l'enveloppe de ses ailes, lui souffle ses
poisons, remplit de son haleine sa bouche, son gosier, sa poitrine,
creuse et affame ses entrailles ; sa tâche accomplie, elle quitte un
séjour où règne l'abondance, et regagne son désert et son antre
stérile. Le doux sommeil caressait encore Erisichthon de ses ailes
paisibles. Abusé par un songe, il demande à manger ; sa bouche
s'ouvre et se ferme sans cesse ; ses dents se fatiguent sur ses
dents, son gosier s'acharne sur des mets imaginaires, et le vide est
la seule nourriture qui s'offre à sa voracité. A son réveil, sa
faim est une rage qui dévore sa bouche avide et se déchaîne dans
le gouffre de ses entrailles. Au même instant, il ordonne que l'air
et la terre et les eaux soient dépeuplés pour lui ; au sein de
l'abondance, il se plaint de la disette qui l'affame ; les mets
chargent sa table, et sans cesse il appelle des mets ; ce qui
suffirait à nourrir des villes et des peuples entiers ne saurait lui
suffire ; il sent ses désirs croître à mesure que les aliments
s'engloutissent dans son sein. Pareil à l'Océan, qui reçoit dans
son sein tous les fleuves de la terre, et qui absorbe leurs eaux sans
pouvoir apaiser sa soif ; pareil au feu, dont l'insatiable fureur
dévore d'innombrables troncs d'arbres, s'augmente par l'abondance
même des aliments qu'on lui jette, et, consumant sans cesse,
s'irrite en consumant ; l'impie Erisichthon, pendant que les viandes
se pressent dans sa bouche, demande d'autres viandes ; chaque morceau
qu'il mange allume en lui un nouveau désir, et l'abîme qu'il veut
combler ne fait que se creuser davantage. Au fond de ses entrailles,
que tourmente la faim, avait déjà disparu son patrimoine sans qu'il
eût, ô faim cruelle, émoussé ton aiguillon ni calmé le feu qui
brûle sa bouche ! Après avoir dévoré ses richesses, il ne lui
restait qu'une fille, digne d'un autre père ; dans sa détresse, il
la vend aussi ; mais sa fierté repousse le joug. Un jour, au bord de
la mer, elle s'écrie, en étendant les mains au-dessus des eaux :
«Sauve-moi de l'esclavage, toi qui m'as ravi l'innocence». C'est en
effet Neptune qui la lui avait ravie. Le dieu ne rejette pas sa
prière ; sous les yeux mêmes de son maître, qui la suivait, elle
change de sexe, revêt les traits d'un homme et le costume d'un
pécheur. Son maître la regarde. «Vous, dit-il, qui, armé d'un
roseau, suspendez une amorce trompeuse au fer des hameçons,
puissiez-vous trouver la mer toujours calme ; puisse le crédule
poisson ne sentir votre hameçon qu'après l'avoir mordu. Naguère,
sous des vêtements grossiers, et les cheveux en désordre, une
nymphe s'est arrêtée sur ce rivage ; je l'ai vue ici moi-même ;
pourriez-vous me dire où elle est ? Au-delà je n'aperçois plus la
trace de ses pas». Métra reconnaît l'heureuse influence de la
protection de Neptune, et, ravie qu'on veuille savoir d'elle ce que
Métra est devenue, elle répond : «Pardonnez, qui que vous soyez ;
je n'ai pas détourné les yeux du côté du rivage, et les ai tenus
constamment fixés sur l'onde ; je n'étais attentif qu'à ma pêche
; pour bannir tous vos doutes, je prends le roi des mers à témoin
de ma sincérité ; puisse-t-il favoriser mon dessein, s'il est vrai
qu'excepté moi, depuis longtemps, ni homme ni femme n'ont paru sur
ce rivage». Sur la foi de ces trompeuses paroles, il s'éloigne en
foulant l'arène. Dès qu'il a disparu, la nymphe reprend ses
premiers traits ; mais son père, voyant qu'elle peut subir plusieurs
métamorphoses, la vend à divers maîtres ; elle devient tour à
tour cavale, oiseau, cerf, génisse, sans pouvoir suffire à
l'insatiable voracité de son père. Cependant le mal qui le
tourmente avait tout dévoré, et n'avait fait que s'irriter
davantage ; alors il se déchire lui-même de ses dents meurtrières.
Infortuné ! il n'a d'autre pâture que les lambeaux de son corps.
Mais pourquoi m'arrêter à des exemples étrangers ? N'ai-je pas
moi-même, jeune guerrier, le pouvoir de revêtir différentes formes
? mais le nombre en est limité : tantôt je suis tel que vous me
voyez, tantôt je rampe sous la peau d'un serpent ; d'autres fois je
marche à la tête d'un troupeau, armé de cornes menaçantes ; ces
cornes, je les ai conservées tant que j'ai pu ; maintenant, vous le
voyez, le fer en a arraché une de mon front». Et sa voix se perd
dans ses gémissements."
Déméter punit Erisichthon en lui envoyant la Faim |
Puis nous avons visionné une émission dans laquelle Lévi-Strauss présentait l'un de ses livres : Le cru et le cuit. Vous pouvez la retrouver sur le site de l'INA et compléter votre découverte de ce texte par la lecture d'un article de Lévi-Strauss lui-même intitulé Le triangle culinaire, dans lequel il explique son analyse structuraliste de la nourriture.
Enfin, nous avons pu voir que l'investissement symbolique de la nourriture n'est pas propre aux peuples dits "primitifs", mais qu'il se constate également dans le rapport que l'homme moderne entretient avec certains plats. C'est ce que montre Roland Bartes dans Mythologies
en se livrant à une brillante analyse sur « Le bifteck et les frites » :
"Le
bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est
le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque
en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le
prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est
visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ; on imagine
bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui
diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même
temps sa force d'origine et sa plasticité à s’épancher dans le
sang même de l'homme. Le sanguin est la raison d'être du bifteck :
les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités
caloriques, mais en images de sang ; le bifteck est saignant
(rappelant alors le flot artériel de l'animal égorgé), ou bleu
(c'est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici
suggéré par le violine, état superlatif du rouge). La cuisson,
même modérée, ne peut s'exprimer franchement ; à cet état contre
nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point,
ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une
perfection.
Manger
le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une
morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte,
les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par
complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre
d'intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la
force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un
aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité
et conjurent par le sang et la pulpe molle la sécheresse stérile
dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par
exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association
romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans
cette préparation tous les états germinants de la matière : la
purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de
substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des
images de la préparturition.
Comme
le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé
plus encore que socialisé; il figure dans tous les décors de la vie
alimentaire : plat, bordé de jaune, semelloïde, dans les
restaurants bon marché ; épais, juteux, dans les bistrots
spécialisés ; cubique, le cœur tout humecté sous une légère
croûte carbonisée, dans la haute cuisine ; il participe à tous les
rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse- croûte bohème
du célibataire ; c'est la nourriture à la fois expéditive et dense ;
il accomplit le meilleur rapport possible entre l'économie et
l'efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation.
De
plus, c'est un bien français (circonscrit, il est vrai, aujourd'hui
par l'invasion des steaks américains). Comme pour le vin, pas de
contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À
peine à l'étranger, la nostalgie s'en déclare, le bifteck est ici
paré d'une vertu supplémentaire d'élégance, car dans la
complication apparente des cuisines exotiques, c'est une nourriture
qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité. National, il
suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de
guerre, il est la chair même du combattant français, le bien
inaliénable qui ne peut passer à l'ennemi que par trahison. Dans
un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du
curé patriote offre à manger à l'espion boche déguisé en clan-
destin français : « Ah, c'est vous, Laurent ! Je vais vous donner
de mon bifteck. » Et puis, quand l'espion est démasqué : « Et moi
qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance."
Vous pouvez également voir Roland Barthes présentant son ouvrage sur le site de l'INA.
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