mercredi 28 mai 2014

Le souci de justice peut-il légitimer la désobéissance ?

Ce sujet, donné en 2012 aux élèves de série ES scolarisés aux États-Unis, avait fait l'objet d'une séance spéciale à l'occasion de la visite de lycéens américains dans notre établissement. 
Abordant les notions de la politique, de la justice, de la morale et du devoir, ce sujet pose, entre autres, la question de la désobéissance civile et invite dès lors à étudier le texte de Thoreau portant ce titre.


"J'accepte de tout cœur la devise suivante : « Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins » et j'aimerais la voir suivie d'effet plus rapidement et plus systématiquement. Exécutée, elle se résume à ceci, que je crois aussi : « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » ; et quand les hommes y seront prêts, tel sera le genre de gouvernement qu'ils auront. Un gouvernement, au mieux, n'est qu'un expédient ; mais la plupart d'entre eux sont d'habitude, et tous les gouvernements sont quelquefois nuisibles. […] Après tout, la raison pratique pour laquelle, un fois le pouvoir échu aux mains du peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus forte. Or le gouvernement où la majorité décide dans tous les cas ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouvernement dans lequel les majorités ne décident pas virtuellement du juste et de l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? - dans lequel les majorités ne décident que de ces questions où la règle de l'utilité est opérante ? Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d'abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une corporation n'a pas de conscience ; mais une corporation faite d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience. La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent agents de l'injustice. Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu'on voit un régiment le soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc., marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons , même contre leur sens commun et leur conscience, ce qui complique singulièrement la marche, en vérité, et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que l'affaire qui les occupe soit une horreur ; ils sont tous l'une disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du monde ? Ou des petits fortins déplaçables, des magasins d'armes au service de quelque puissant sans scrupule ? […]"

Voici le texte dans sa langue originale :

"I HEARTILY ACCEPT the motto, — "That government is best which governs least"; and I should like to see it acted up to more rapidly and systematically. Carried out, it finally amounts to this, which also I believe, — "That government is best which governs not at all"; and when men are prepared for it, that will be the kind of government which they will have. Government is at best but an expedient; but most governments are usually, and all governments are sometimes, inexpedient. […] After all, the practical reason why, when the power is once in the hands of the people, a majority are permitted, and for a long period continue, to rule, is not because they are most likely to be in the right, nor because this seems fairest to the minority, but because they are physically the strongest. But a government in which the majority rule in all cases cannot be based on justice, even as far as men understand it. Can there not be a government in which majorities do not virtually decide right and wrong, but conscience? — in which majorities decide only those questions to which the rule of expediency is applicable? Must the citizen ever for a moment, or in the least degree, resign his conscience to the legislator? Why has every man a conscience, then? I think that we should be men first, and subjects afterward. It is not desirable to cultivate a respect for the law, so much as for the right. The only obligation which I have a right to assume is to do at any time what I think right. It is truly enough said that a corporation has no conscience; but a corporation of conscientious men is a corporation with a conscience. Law never made men a whit more just; and, by means of their respect for it, even the well-disposed are daily made the agents of injustice. A common and natural result of an undue respect for law is, that you may see a file of soldiers, colonel, captain, corporal, privates, powder-monkeys,(5) and all, marching in admirable order over hill and dale to the wars, against their wills, ay, against their common sense and consciences, which makes it very steep marching indeed, and produces a palpitation of the heart. They have no doubt that it is a damnable business in which they are concerned; they are all peaceably inclined. Now, what are they? Men at all? or small movable forts and magazines, at the service of some unscrupulous man in power?"
Thoreau, De la désobéissance civile


Il faut lire l'intégralité de cet opuscule de Thoreau, très stimulant. On peut ensuite poursuivre par un autre opuscule La vie sans principe (tous les deux aux éditions Mille et une nuits). On pourra alors engager la lecture de son œuvre la plus connue, qui n'est pas seulement et pas d'abord philosophique, Walden (dans la traduction récente de Brice Matthieussent aux éditions Le mot et le reste). Enfin, pour ceux qui ont besoin d'images, la vie de Thoreau et son expérience au lac de Walden ont fait l'objet d'une bande dessinée de Dan et Leroy : Thoreau, la vie sublime.

Henry David Thoreau (1817-1862)
Quelques dates essentielles de la vie de Thoreau :
1817 – Naissance aux États-Unis qui comptent 11 États esclavagistes et 11 États libres ou abolitionnistes. L'admission du Missouri au sein de l'Union en 1820 risque d'installer à la Chambre des représentants une majorité esclavagistes. Un compromis est trouvé en autorisant l'esclavage au sud du 36e parallèle.
1822 – Découverte de l'étang de Walden.
1837 – Thoreau, lors de sa remise de diplôme à Harvard, prononce un discours énonçant les principes de sa rébellion contre la société. Début de la rédaction de son journal, qu'il poursuivra toute sa vie et qui servira de matériau à ses différentes œuvres. Il démission au bout d'une semaine de son poste d'enseignant car il refuse les châtiments corporels.
1845 – A une époque où la modernité et le confort commencent à attirer les foules dans les villes, il décide d'aller d'aller vivre seul, dans les bois, dans une cabane qu'il a lui-même construite. Il y vivra deux années de suite. Son essai intitulé Walden, décrira et analysera cette expérience de vie.
1846 – Refusant de payer les impôts que lui impose un État esclavagiste et engagé dans une guerre injuste au Mexique, il passe une nuit en prison.
1849 – Il publie Resistance to Civil Governement (Résistance au gouvernement civil), essai rebaptiser après sa mort par son éditeur Civil Disobedience. Avec le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie, cet ouvrage fonde le concept de désobéissance civile.
1853 – Il aide des esclaves à fuir vers le Canada.
1861 – Début de la guerre de Sécession.
1862 – Mort de Henry David Thoreau.

L'influence de la pensée de Thoreau :
Mahatma Gandhi, For Passive Resisters, (1907) : « Thoreau was a great writer, philosopher, poet, and withal a most practical man, that is, he taught nothing he was not prepared to practice in himself. He was one of the greatest and most moral men America has produced. At the time of the abolition of slavery movement, he wrote his famous essay "On the Duty of Civil Disobedience". He went to gaol for the sake of his principles and suffering humanity. His essay has, therefore, been sanctified by suffering. Moreover, it is written for all time. Its incisive logic is unanswerable. »

Martin Luther King, Autobiography : « During my student days I read Henry David Thoreau's essay On Civil Disobedience for the first time. Here, in this courageous New Englander's refusal to pay his taxes and his choice of jail rather than support a war that would spread slavery's territory into Mexico, I made my first contact with the theory of nonviolent resistance. Fascinated by the idea of refusing to cooperate with an evil system, I was so deeply moved that I reread the work several times.
I became convinced that noncooperation with evil is as much a moral obligation as is cooperation with good. No other person has been more eloquent and passionate in getting this idea across than Henry David Thoreau. As a result of his writings and personal witness, we are the heirs of a legacy of creative protest. The teachings of Thoreau came alive in our civil rights movement; indeed, they are more alive than ever before. »

Autres sujets de dissertation pour lesquels la référence à Thoreau serait pertinente :
Science politique
  • L’autorité politique se fonde-t-elle sur une compétence ? (Djibouti 2008 L)
  • La politique est-elle l’affaire de tous ? (2000 L)
Politique et liberté
  • Serions-nous plus libres sans l’État ? (S 2012)
  • Vivre en société m'empêche-t-il d'être moi-même ? (USA S 2012)
Les sources du droit :
  • Que respecte-t-on en obéissant au droit : la force ou la justice ?
  • La justice est-elle affaire de morale ? (L, 2005)
Contestations de la justice
  • Puis-je au nom de ma conscience refuser de me soumettre aux lois ? (Polynésie 1999 ST)
  • A quelles conditions peut-on contester la loi ? (Polynésie 2000 L)
  • Le malheur donne-t-il le droit d’être injuste ? (France 1999 S)
  • Peut-on désobéir à la loi?(Oral St Cyr)

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