jeudi 31 janvier 2013

Les religions contredisent-elles la religion ?

Comme nous l'avons vu dans le cours, si la religion est un fait anthropologique caractérisé par le rapport de l'homme à ce qui est sacré, ce fait prend toujours la forme d'une doctrine et de rites particuliers, autrement dit d'une religion. Or, la relation entre l'idée même de religion et les religions particulières dans leurs contenus, leurs pratiques, leurs rites, leurs histoires peut se révéler problématique : les religions ne sont-elles pas humaines, trop humaines (pour reprendre le titre d'une œuvre de Nietzsche) quand bien même le Dieu auquel elles croient se serait révélé aux hommes ? Ne constituent-elles pas par tous leurs défauts autant de démentis à ce que pourtant elles visent : le bien, la charité, l'humanisme etc. ? Telle est la critique adressée par Rousseau aux religions révélées dans la célèbre profession de foi du vicaire savoyard, tiré de Émile
Illustration de Émile
" Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ; que loin de les ennoblir, ils les avilissent ; qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent ils ajoutent des contradictions absurdes ; qu'ils rendent l'homme orgueilleux, intolérant, cruel ; qu'au lieu d'établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n'y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain.
    On me dit qu'il fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi ; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu'ils ont institués, et l'on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l'a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre. "
Cette critique des religions se retrouve sous la plume de Victor Hugo dans une recueil tardif (1880, soit 5 ans avant sa mort) de poèmes justement intitulé Religion et religions. Il critique au nom de la raison, parfois même du simple bon sens, certains dogmes ou rites religieux, tout particulièrement chrétiens : le dimanche (I. Querelles, I. Le dimanche), l'image du diable (I. Querelles, V. Inventions), l'histoire même du Salut (I. Querelles, VII. Chef-d’œuvre). Un vers résume bien toute la charge critique des premiers poèmes : 
" La foi vient couver l’œuf qu'on a vu l'erreur pondre. "

La seconde partie du recueil, intitulée " Philosophie" souligne la vanité et la contradiction des rites religieux :

" Homme, qu'est-ce que c'est que tes cérémonies
Misérables, devant les choses infinies ?
A quoi bon tes poeans, tes chants, tes hosannas ?
Pourquoi, n'ayant pas plus de jours que tu n'en as,
Prier au pied d'un tas d'autels contradictoires?
Quelle manie, atome en proie aux purgatoires,
As-tu d'interpeller les cieux ? et quel besoin
De prendre l'invisible et l'obscur à témoin ?
Crois-tu féconder l'Ombre en y semant des rites,
Des formules de nuit sur du brouillard transcrites ?
T'imagines-tu donc, être aux songes bornés,
Que, lorsqu'avec tes yeux, tes oreilles, ton nez,
Tu bâtis un fétiche ayant ta ressemblance,
En t'adressant au vide insondable, au silence,
Au mystère, à l'horreur, tu les amèneras
A lui faire des pieds quand tu lui fais des bras ? "

Il est à noter cependant que Hugo n'est pas un athée, sa pensée et sa poésie sont au contraire habitées par un sentiment du divin, qui le rapproche du déisme :

" Nous autres les songeurs que dévorent la faim
Et la soif de connaître, et qui, sans peur, sans fin,
Creusons l'éternité formidable et candide,
Du côté noir, ainsi que du côté splendide
Où l'on voit tant de vie et de flamme abonder,
Nous avons beau guetter, contempler, regarder,
Observer, épier, jamais nous n'aperçûmes
Pas plus ce que tu crois que ce que tu présumes.
Connaître à fond Celui qui Vit, ses attributs,
Son essence, sa loi, son pouvoir, — de tels buts
Sont plus hauts que l'effort de l'homme qui trépasse.
Les invisibles sont. Ils emplissent l'espace,
Ils -peuplent la lumière, ils parlent dans les bruits ;
Mais ne ressemblent point à ce que tu construis. "
 
Victor Hugo, Ma destinée
Cependant, Hugo a lui-même tout à fait conscience de la nécessité pour l'homme de se donner une image de son ou ses dieux. 



Phidias, Statue de Zeus, Olympie
" O théologien, tu dis :
                            - Rêveurs, penseurs,
En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs,
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ;
Vous niez qu'il se lasse et vous niez qu'il dorme ;
Ce Dieu n'a pas d'histoire. Est-il juif, arien,
Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien,
Il n'a pas de légende arrangeable en cantique.
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ?
Tu dis : - Un Dieu n'est pas ce que vous supposez.
Un Dieu, c'est une tour dont on fait les fossés.
C'est une silhouette au delà d'un abîme.
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime.
L'autel, c'est lui. Jamais la foule n'admettrait
L'être pur, l'infini compliqué par l'abstrait.
Dieu, cela n'est pas, tant que ce n'est pas en pierre.
Il faut une maison pour mettre la prière.
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher.
Il a l'ange à sa porte, ainsi qu'un roi l'archer.
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable.
Et ce pied, c'est le dogme. Un Dieu point saisissable,
Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres,
Dont les vieilles n'ont pas le portrait dans leurs chambres,
Dont personne ne peut dire : - Il est ainsi fait,
Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet,
Il a tué beaucoup de gens dans l'Idumée,
Il est un, il est trois, il aime la fumée,
Il ne veut pas qu'on touche à ses arbres fruitiers ; -
Un Dieu qu'on chercherait pendant des mois entiers
Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ;
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles,
Et qui ne comprendrait pas grandchose aux sermons,
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ;
Un Dieu qu'on n'apprend point par demande et réponse,
Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce
L'auréole, dorée au fond d'un cul-de-four
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ;
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu'il nous montre
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre,
Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta,
Son Verbe que lut Job et qu'Esdras attesta,
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte,
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d'évangile ! Halte !
Qu'est-ce que ce Dieu-là ? C'est un Dieu sans papiers.
Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers,
Voilà ce qu'il nous faut. L'Homme-Dieu. Dogme ou fable,
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable.
Il faut qu'il ait un peu toutes nos passions. "


En cela, son analyse et sa critique des religions se révèlent être assez proches de celle que Feuerbach présente dans L'essence du christianisme (vu dans le Cours, Séance 3, III), œuvre contemporaine et probablement connue de Hugo.
Je rappelle que d'un point de vue de méthode, il est tout à fait possible dans une explication de texte de citer quelques vers d'un artiste soit en introduction pour amener le thème et le problème du texte, soit dans le développement pour illustrer ou enrichir un paragraphe. Cependant, illustrer, ce n'est pas expliquer. Le texte doit d'abord être analysé et justifié.
 
Pour ceux qui voudraient prendre connaissance de l'intégralité du recueil de Hugo, vous pouvez le lire sur ce site.

mardi 29 janvier 2013

Qu'est-ce que l'animalité ?

Trois petits livres (le plus long fait 148 pages...) de nature et de difficulté diverses pour réfléchir à cette question : qu'est-ce que l'animalité ? Nous sommes interrogés tout au long du cours 2 sur la nature humaine et, comme on ne se pose qu'en s'opposant, l'humanité ne s'est pensée qu'en s'opposant à ce quelle jugeait lui être étranger : l'animal. Alors que nous n'avons aucun mal à parler de l'humanité, il semble plus difficile de concevoir un concept unifié de l'animalité. Tel est l'intérêt du petit essai (déjà ancien : 1996 mais qu'on trouve facilement puisqu'il a été réédité aux éditions de L'Herne) de Dominique Lestel intitulé L'animalité mais dont le sous-titre est révélateur : Essai sur le statut de l'humain. Tout à fait abordable par un élève de Terminale, l'ouvrage s'articule en deux partie. Dans la première Dominique Lestel dresse une histoire des représentations relatives de l'homme et de l'animal : de l'enfant sauvage à la cybernétique en passant par les animaux-machines. Dans la seconde partie il montre que l'homme et l'animal forment une communauté hybride. Il peut donc conclure en affirmant que la notion d'animalité n'est pas une caractéristique intrinsèque de l'animal, elle n'est pas biologique mais désigne davantage le rapport particulier de l'homme à l'animal. Et il soutient ainsi que : "L'homme est cet animal dont la nature propre est de ne pas en avoir. L'hominisation ne s'est pas produite contre l'animalité mais au contraire avec elle." Car "l'animal n'est ni un jouet ni un objet, il est avant tout une présence et là se trouve sa spécificité. Il incarne pour l'homme une altérité particulière, porteuse de sens." D'où l'importance accordée aux relations de l'homme aux animaux. 
La corrida représente une relation bien particulière à l'animal. Une relation violente, sauvage, barbare même, au point qu'il peut sembler légitime, si ce n'est nécessaire, de la condamner. Pourtant Francis Wolff se livre à une défense philosophique de ce sport taurin dans son petit essai 50 raisons de défendre la corrida. Toute la rigueur de l'analyse philosophique de Francis Wolff, professeur à l’École Normal Supérieure de la rue d'Ulm, est mise au service de la corrida. L'intérêt de cet ouvrage est double. Tout d'abord au niveau du contenu, il permet de mieux connaître cette pratique culturelle particulière (au double sens du terme qu'elle est limitée à une aire géographique précise et qu'elle consiste en un spectacle exceptionnel) qu'est la corrida. Ensuite, au niveau de la méthode employée, cet essai est authentiquement philosophique. Il commence car présenter les propos anti-corrida, qu'il analyse, critique ou relativise. Francis Wolff opère des distinctions utile et introduit des concepts comme celui d'animalisme, forgé sur le modèle du mot "humanisme", pour désigner une défense morale absolue de l'animal. Bien que ces arguments ne convaincront jamais un fervent défenseur de la cause animale (expression elle-même très problématique) car il s'agit de croyance plus de raison, il faut reconnaître que les idées proposées par Francis Wolff sont pertinentes et originales. 

Enfin, un dernier ouvrage (à réserver aux plus aguerris en philosophie, voire aux étudiants) : L'ouvert de Giorgio Agamben. Partant d'une image d'une Bible juive du XIIIe siècle et se fermant sur un tableau du Titien, cet essai s'interroge comme celui de Dominique Lestel, sur l'articulation au sein de l'homme de la dimension de l'humanité et de celle de l'animalité.
Le chapitre 7 aborde de façon très claire et instructive la question de la taxinomie de l'espèce humaine. Homo sapiens se révèle être une formule condensant “homo nosce te ipsum” (homme, connait-toi toi-même), autrement dit, ce nom ne repère pas au sein de l'homme une caractéristique notable mais, sous la forme d'un impératif, propose un devenir, un destin même. “L'homme n'a aucune identité spécifique, si ce n'est celle de pouvoir se reconnaître. Mais définir l'homme non pas au moyen d'une nota characterestica, mais de la conscience de soi, signifie qu'est homme celui qui se reconnaîtra comme tel, que l'homme est l'animal qui doit se reconnaitre humain pour l'être.” Le concept d'homme n'est pour Agamben qu'une machine intellectuelle, un montage philosophique, reposant sur l'articulation au sein de l'homme d'une dimension animale, vivante (biologique, à la suite du développement des sciences modernes) et d'une dimension humaine. “C'est seulement parce que quelque chose comme une vie animale été séparée à l'intérieur de l'homme, parce que la distance et la proximité avec l'animal ont été mesurées et reconnues avant tout dans le plus intime et le plus proche qu'il est possible d'opposer l'homme aux autres vivants et en même temps d'organiser la complexe – et pas toujours édifiante – économie des relations entre les hommes et les animaux.
Mais s'il en est ainsi, et si la césure entre l'homme et l'animal passe d'abord à l'intérieur de l'homme, c'est alors la question même de l'homme – et de l' « humanisme » - qui doit être posée d'une manière nouvelle. Dans notre culture, l'homme a toujours été pensé comme l'articulation et la conjonction d'un corps et d'une âme, d'un vivant et d'un logos, d'un élément naturel (ou animal) et d'un élément surnaturel, social ou divin. Nous devons, au contraire, apprendre à penser l'homme comme ce qui résulte de la déconnexion de ces deux éléments et examiner non le mystère métaphysique de la conjonction, mais le mystère pratique et politique de la séparation.”
Dans les chapitres 12 à 15, Giorgio Agamben analyse, le propos de Heidegger (tiré de son cours de 1929-1930 Les concepts fondamentaux de la métaphysique) disant que "la pierre est sans monde (weltlos), l'animal est pauvre en monde (weltarm) et l'homme est formateur de monde (weltbildend)". Il situe cette phrase dans l'économie générale du cours de Heidegger, mais aussi dans toute la pensée du philosophe. Il l'éclaire à partir du concept d'ennui dont il propose une analyse, originale et pertinente, à partir des travaux de von Uexküll sur l'Umwelt animal (exposés dans les chapitres 10 et 11).
Une réflexion originale mais qui requiert, pour être comprise, la maîtrise d'un certain nombre de concepts et de lectures philosophiques.

lundi 28 janvier 2013

Peut-on rencontrer Dieu ?

Comme nous l'avons vu dans le cours, toute religion repose sur la distinction entre le sacré et le profane. Cependant ce qui est sacré n'est pas nécessairement étranger au monde des hommes, autrement dit complètement transcendant. Il peut relever de l'immanence comme dans le cas de l'animisme. Il n'en est pas de même dans les monothéismes judéo-chrétiens pour lesquels Dieu est absolument transcendant. Pour autant, cette conception de la divinité n'empêchent pas certains croyants de rencontrer Dieu, c'est-à-dire d'en faire une expérience personnelle, intime. On parle alors d'expérience mystique ou de mysticisme.
Grand relief d'Eleusis
Le sens de ce terme à beaucoup varié et il faut le manier avec précaution. Au sens premier, il désigne tout ce qui concerne les mystères, c'est-à-dire les connaissances sacrées cachées aux hommes ordinaires. Du grec μυστήριον (mystếrion), "mystère" signifie "rite secret", "doctrine secrète". Ce mot provenant lui-même du verbe μύω (mýô), "clore", supposant donc qu'il existe au sein de certaines religions une doctrine exotérique, autrement dit destinée à tout public, et une doctrine ésotérique, réservée à quelques uns et devant faire l'objet d'une initiation, à la fois à un certain nombre de connaissances mais aussi de rites. Un individu accédant à l'un de ces mystères est un myste, du grec μύστης (mýstês), un "initié". Dans la religion grecque antique, les mystères d'Eleusis en sont un exemple (suivre ce lien pour une description de l'initiation).
On pourrait croire que la philosophie, en tant qu'activité de la raison, est étrangère au mysticisme. La pure raison serait la seule voie d'accès légitime à la connaissance de tout ce qui est. Elle rejetterait par principe tout ce qui est sensible, intuitif et subjectif. Une telle conception de la philosophie est relativement moderne (disons qu'elle date du XIXe siècle). Elle est la conséquence du progrès des sciences et consiste en une vision positiviste de la philosophie. Or l'étude de l'histoire de la philosophie montre que la philosophie peut aussi avoir ses mystères. On trouve en effet chez Platon l'un des textes qui va inspirer toute la mystique chrétienne ultérieure : Le Banquet
" Socrate - Écoutez plutôt le discours sur Éros que j'ai entendu un jour de la bouche d'une femme de Mantinée , Diotime, qui était experte en ce domaine comme en beaucoup d'autres.
Diotime - Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la contemplation  qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es capable.  
Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s'en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n'avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, de prendre soin de lui, d'enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ail leurs qu'il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu'elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c'est aux sciences que le mènera son guide, pour qu'il aperçoive dès lors la beauté qu'elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s'attacher exclusivement à la beauté d'un unique jeune homme, d'un seul homme fait ou d'une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l'esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l'océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n'a point part jusqu'au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je viens de parler. 
Efforce-toi, poursuivit-elle, de m'accorder toute l'attention dont tu es capable. En effet, celui qui a été guidé jusqu'à ce point par l'instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu'il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d'Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d'abord n'est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n'est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ail leurs, belle pour certains et laide pour d'autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d'elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe quoi d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d'une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l'accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle. 
Toutes les fois donc que, en partant des choses d'ici-bas, on arrive à s'élever par une pratique correcte de l'amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n'est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre c'est, en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
C'est à ce point de la vie, mon cher Socrate, reprit l'étrangère de Mantinée, plus qu'à n'importe quel autre, que se situe le moment où, pour l'être humain, la vie vaut d'être vécue, parce qu'il contemple la beauté en elle-même. Si un jour tu par viens à cette contemplation, tu reconnaîtras que cette beauté est sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te boule verse à présent. Oui, toi et beaucoup d'autres, qui souhaiteriez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si la chose était possible, vous êtes tout prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. A ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l'infection des chairs humaines, des couleurs et d'une foule d'autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l'unicité de sa Forme ? Estimes-tu, poursuivit-elle, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-elle, que c'est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrit, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? Et si, entre tous les hommes, il en est un qui mérite de devenir immortel, n'est-ce pas lui ? 
Socrate - Voilà Phèdre, et vous tous qui m'écoutez, ce qu'a dit Diotime ; et elle m'a convaincu. Et, comme elle m'a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien."

Le Banquet constitue pour moi, l'un des trois dialogues les plus difficiles de Platon (avec Parménide et Timée) et pénétrer son sens exigerait une année de cours. Cependant, on peut en retenir plusieurs éléments importants. Pour commencer, ce n'est pas un homme qui prend la parole mais une femme. La seule de tous les dialogues de Platon ! Et la parole lui est donnée pour exposer un point complexe et original de la philosophie de Platon. Elle aborde en effet ce qu'on nomme la dialectique ascendante, autrement dit la voie par laquelle l'âme, alors qu'elle est encore attachée à un corps, autrement dit depuis le monde sensible, peut progressivement accéder à une connaissance de la beauté en tant que telle. Du point de vue de la doctrine de la connaissance chez Platon, il s'agit bien d'une sorte d'exception. L'expérience de la beauté corporelle peut conduire par une ascèse progressive à la connaissance de l'idée de la beauté, c'est-à-dire d'une réalité purement intelligible, source de toutes les beautés sensibles. Cette dialectique ascendante est un modèle de la voie à suivre pour accéder à la connaissance authentique. Le tableau ci-dessous en reprend les étapes en les mettant en parallèle avec les étapes de la sortie de la caverne (La République, livre 7) et les degrés de la connaissance.


Pour ceux qui veulent se lancer dans cette lecture, je recommande de choisir l'édition illustrée avec beaucoup d'humour par Joan Sfar (dessinateur de BD, auteur, entre autres, de Le chat du rabbin, également chaleureusement recommandé pour comprendre la religion juive).

Dans la tradition chrétienne, la mystique a pris un autre sens. Elle ne désigne pas d'abord l'expérience de la rencontre sensible de Dieu mais, pour les premier chrétiens, elle désigne le sens caché des rites et des textes. La Bible (ta biblia, en grec signifiant "les livres") est considérée comme ayant un sens caché, spirituel, au-delà de sa lettre, exigeant donc une lecture allégorique. L'expérience mystique chrétienne n'est pas une dissolution du sujet individuel dans un principe divin indéterminé mais dans une rencontre du Dieu qui s'est révélé dans la Bible. Ainsi, comme l'affirme François Gauvin, "sans bible, point de mystique chrétienne." On peut prendre l'exemple de l'ascension du mont Sinaï par Moïse décrit dans L'Exode, 24, 12-18 : 
"Le Seigneur dit à Moïse : « Monte auprès de moi sur la montagne, et tiens-toi là. Je veux te donner les tablettes de pierre sur lesquelles j'ai écrit les commandements de la Loi, pour que tu les enseignes aux Israélites. » Moïse, accompagné de son serviteur Josué, monta sur la montagne de Dieu, après avoir dit aux anciens : « Attendez-nous ici jusqu'à notre retour. Aaron et Hour restent avec vous ; si quelqu'un a un problème à régler, qu'il s'adresse à eux. » Pendant que Moïse gravissait la montagne, la nuée la recouvrit. La gloire du Seigneur se posa sur le Sinaï. Aux yeux des Israélites, elle apparaissait comme un feu intense au sommet de la montagne. La nuée cacha la montagne durant six jours. Le septième jour, le Seigneur appela Moïse du milieu de la nuée. Moïse pénétra dans la nuée, continua à monter et resta sur la montagne quarante jours et quarante nuits." 
Cette ascension peut aussi être interprétée comme la difficile ascension de l'âme humaine vers Dieu. L'image de la nuée fut comprise par les mystiques chrétiens ultérieurs (Grégoire de Nysse et le Pseudo-Denys) comme l'impossibilité pour l’intelligence humaine de saisir Dieu en une vision.
La mystique chrétienne comporte également la recherche d'une connaissance intime de Dieu dont la nature même exige de chercher à le rencontrer par des voies spécifiques. Il est nécessaire de "sortir de soi", littéralement d'entrer en extase par le moyen de divers exercices spirituels ou de pratiques ascétiques (lectures, jeûnes, veilles, mortifications). Après cette montée, cette vision ou cette fusion avec Dieu, comment la décrire, la transmettre ? Le langage est-il apte à restituer l'expérience mystique ? N'est-elle pas par nature indicible ? L'intérêt des texte mystiques réside également dans leur rapport à la langue, dans leur poétique singulière. C'est par exemple le cas de Thérèse d'Avila (1515-1582) dans Le château de l'âme. Considérée comme l'une des plus grandes mystiques catholiques, ce texte est considéré comme fondateur de la mystique catholique moderne. Les images qu'elle y développe sont à la fois très visuelles et en même temps mystérieuses.
Bernini, L'extase de Sainte Thérèse, Rome

"On peut considérer l’âme comme un château qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur, et qui contient beaucoup d’appartements, ainsi que le ciel qui renferme beaucoup de demeures. [...] Avant d'aller plus loin, je veux vous inviter à considérer quel spectacle ce serait de voir ce château si rempli de splendeur et de beauté, cette perle orientale, cet arbre de vie qui est planté au milieu des eaux vives de la vie qui est Dieu, lorsque l'âme tombe dans le péché mortel. Il n'y a pas de ténèbres plus profondes que celles où elle est plongée ; il n'y a rien de si obscur et de si noir qui puisse lui être comparé. Pour vous en faire une idée, qu'il vous suffise de savoir que ce Soleil qui lui donnait tant de splendeur et de beauté et qui se trouve encore au centre d'elle-même n'y est que comme s'il n'y était pas ; il est éclipsé pour elle, bien qu'elle serait tout aussi apte à jouir de Sa Majesté que l'est le cristal à recevoir les rayons de l'astre du jour."

L'expérience mystique pose de nombreuses questions, y compris pour les penseurs et les autorités religieuses. Rencontrer Dieu, est-ce s'unir à lui, ne faire plus qu'un et par conséquent devenir divin ? Dès lors n'est-ce pas la transcendance absolue de Dieu qui est ainsi niée ? De plus, n'est-ce pas une forme de démesure que de chercher cette union ? Certains mystiques en ont tout à fait conscience. 
Thérèse d'Avila écrit ainsi : "Il est nécessaire que vous remarquiez bien cette comparaison [de l'âme avec un château]. Peut-être m’aidera-t-elle, avec le secours de Dieu, à vous faire connaître quelques-unes des grâces qu’il lui plait d’accorder aux âmes, et la différence qu’il y a entre elles. Je m’y appliquerai jusqu'au point où je le croirai possible : car personne, ni surtout une créature aussi misérable que moi, ne saurait les comprendre toutes, tant elles sont nombreuses. Quand il plaira au Seigneur de vous en favoriser, ce sera une grande consolation pour vous de savoir déjà que c’est là une chose possible ; et s’il ne vous les accorde pas, vous le louerez du moins de sa bonté infinie. De même qu’il ne nous est pas nuisible de considérer les biens du ciel et le bonheur dont jouissent les bienheureux, que c’est là, au contraire, un motif de joie pour nous, et un stimulant pour travailler à l’acquisition de la gloire qu’ils possèdent, de même il ne peut pas résulter de dommage pour nous à considérer qu’un Dieu si grand peut se communiquer dès cet exil à des vers de terre si abjects. Il n'y en a pas non plus à aimer une bonté si excessive et une miséricorde si profonde. Je regarde comme certain que celui qui se scandalise quand il entend dire que Dieu peut accorder ici-bas une telle faveur est bien dépourvu d’humilité et d’amour du prochain. Et de fait comment pourrions-nous ne pas nous réjouir de ce que Dieu accorde de telles grâces à un de nos frères ? cela l’empêche-t-il de nous faire les mêmes faveurs ? Comment ne pas nous réjouir encore quand il manifeste ses grandeurs en qui il lui plait ? Il n’a parfois d’autre but que de les montrer au grand jour [...] Ainsi donc, quand il accorde ses faveurs à certaines âmes, ce n’est pas parce que ces âmes sont plus saintes que d’autres à qui il les refuse, mais parce qu’il veut manifester sa grandeur, comme nous le voyons dans saint Paul et sainte Madeleine. Il nous invite d’ailleurs par là à le louer dans ses créatures.
On pourra me dire que ces choses paraissent impossibles et qu’il serait bon de ne pas scandaliser les faibles. Mais que ceux-ci n’y ajoutent pas foi, c’est un moindre mal que d’empêcher de profiter de ces grâces les âmes à qui Dieu les accorde. Celles-ci seront, au contraire, remplies de joie, et se stimuleront à aimer davantage celui qui les enrichit de tant de miséricordes, quand elles verront qu’il possède tant de pouvoir et de majesté. D'ailleurs il est évident pour moi que les âmes avec lesquelles je m'entretiens ne sont pas exposées à pareil danger. Elles savent fort bien et elles croient que Dieu donne encore de plus hautes marques de son amour. Pour moi, je suis persuadée que quiconque ne croit pas cette vérité ne la goûtera pas par expérience. Dieu, en effet, aime beaucoup que nous ne fixions pas de limite à ses œuvres ; n'en mettez jamais non plus, vous, mes Sœurs que le Seigneur ne conduirait pas par cette voie."

L'expérience mystique par son caractère exceptionnel suscite autant de fascination que d'interrogation car cette révélation absolue, cette sensation de Dieu, ne relève que du seul croyant. Que peut-elle représenter pour ceux qui ne l'ont pas vécue ? Quel peut en être le sens pour pour les autres ? Telles sont les questions que Freud dans L'avenir d'une illusion se pose :
"Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ?"

Pour explorer ce continent inconnu pour beaucoup qu'est la mystique de l'Antiquité à nos jours, je recommande la lecture de Le Point Références, Les grands mystiques (Janvier-Février 2012). Les introductions (générale et pour chaque période chronologique) sont très instructives. Les extraits choisis sont rares et bien choisis et l'on peut ainsi découvrir des auteurs très surprenants comme Juliane de Norwich.

lundi 21 janvier 2013

L’art ne fait-il que divertir ?

Nous sommes interrogés tout au long du cours 3 sur les différentes fonctions de l'art. Nous avons vu que si certaines œuvres nous divertissaient, au sens où elles nous amusaient, une authentique œuvre d'art avait le pouvoir de nous détourner de la réalité quotidienne. Mais ne serait-ce pas afin de nous la montrer différemment ? Comme le souligne Bergson dans Le rire, nous sommes des être vivants donc nous avons des besoins et pour cela, il nous faut agir sur la réalité. Nous ne sommes donc sensibles qu'aux seuls aspects de notre environnement qui peuvent nous être utiles. En un sens, nous pouvons dire avec Bergson, que nous ne voyons pas la réalité même, c'est-à-dire en elle-même, pour elle-même. Elle nous est naturellement voilée. Seuls les artistes sont en mesure, en raison selon Bergson, d'un don particulier, d'observer leur environnement de façon plus pure. Quel peut-être ce don ? Ce pouvoir particulier ? Dans le conte "Ehrengarde" (du recueil Les chevaux fantômes), l'auteur Karen Blixen apporte une réponse par le biais d'un personnage, le peintre Cazotte. L'artiste n'est-il pas un séducteur ?
"En accusant un artiste d'être un séducteur, vous ne semblez pas vous apercevoir que vous lui faites le plus grand compliment. L'attitude de l'artiste en face de l'univers est en soi une attitude de séduction. Car qu'est-ce donc que la séduction si ce n'est le pouvoir d'obtenir de l'objet sur lequel notre esprit se concentre avec une peine et une persévérance infinie, la révélation volontaire et passionnée de son essence ? Cet objet parvient ainsi à une beauté supérieure qu'il n'aurait jamais pu atteindre autrement. J'ai séduit de cette manière un vieux pot de terre et deux citrons, et je les ai obligé à me dévoiler leur essence intime, à devenir miens tout en se transformant en objets de beauté et de délectation." 
La nature morte de Claesz ci-dessous, semble parfaitement illustrer ce pouvoir de séduction de l'artiste.

En cela, on  pourrait dire que les œuvres d'art ne nous détournent de la réalité que pour mieux nous y reconduire, nous obligeant à la voir autrement, c'est-à-dire de façon plus authentique, plus pure. On comprend ainsi l'affirmation de Paul Klee : "Lart ne reproduit pas le visible, il rend visible." Les artistes ne seraient-ils pas dés lors les plus à même de nous révéler la réalité ? N'entrent-ils pas alors en concurrence avec les philosophes ? Telle est la raison pour laquelle Platon dans La République (Livre X) considère que les artistes (réalistes qu'il nomme illusionnistes) n'ont pas le droit de cité. Pourtant, Descartes dans Olympiques (un texte de jeunesse datant des années 1618-1620) accorde bien aux poètes un pouvoir de connaissance supérieur à celui des philosophes : " Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l'empire de l'enthousiasme et de la force de l'imagination. Il y a en nous des semences de science comme en un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison, les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. " Cet extrait (qui peut paraître bien peu cartésien) soutient donc que les artistes (ici les poètes) et les philosophes parviennent bien aux connaissances les plus profondes mais par des voies différentes (les philosophes plus cartésiens que Descartes lui-même diraient opposées). L'imagination est ici considérée comme une faculté de connaître. Descartes reviendra dans ces textes ultérieurs sur les pouvoirs de cette faculté (voir Cours La raison et le réel, Séance 1), mais on peut retenir l'idée que les artistes présentent leurs pensées de façon brillante, c'est-à-dire plus séduisante pour les sens et pour la raison elle-même. 
On peut appuyer cette thèse de Descartes sur les poèmes de Francis Ponge (poète français 1899-1988) tirés du recueil Le parti pris des choses. Dans ces poèmes en prose, l'auteur parvient en effet à renouveler notre regard sur les objets techniques de notre quotidien. Si la technique a désenchanté notre monde, la poésie semble capable de ré-enchanter les objets techniques dont nous usons tous les jours, comme le téléphone ou la radio.

L'appareil de téléphone
    
     Lorsqu’un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en anicroche, s’établit dans une maison, celle-ci doit subir l’invasion d’un rire aux accès argentins, impérieux et mornes. Sans doute est-ce celui de la mignonne sirène dont les deux seins sont en même temps apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel par la vibration entre les deux d’une petite cerise de nickel, y pendante.

     Aussitôt, le homard frémit sur son socle. Il faut qu’on le décroche : il a quelque chose à dire, on veut être rassuré par votre voix.

   D’autres fois, la provocation vient de vous-même. Quand vous y tente le contraste sensuellement agréable entre la légèreté du combiné et la lourdeur du socle. Quel charme alors d’entendre, aussitôt la crustacé détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce prêtes au quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures électriques de toutes les villes du monde !

      Il faut agir le cadran mobile, puis attendre, après avoir pris acte de la sonnerie impérieuse qui perfore votre patient, le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitôt en cordiales ou cérémonieuses politesses… Mais ici finit le prodige et commence une banale comédie.
Dali, Téléphone-homard, 1936

La Radio



     Cette boîte vernie ne montre rien qui saille, qu'un bouton à tourner jusqu'au proche déclic, pour qu'au dedans bientôt faiblement se rallument plusieurs petits gratte-ciel d'aluminium, tandis que des brutales vociférations jaillissent qui se disputent notre attention.

      Un petit appareil d'une "sélectivité" merveilleuse !

Ah, comme il est ingénieux de s'être amélioré l'oreille à ce point! Pourquoi ? Pour s'y verser incessamment l'outrage des pires grossièretés.

      Tout le flot de purin de la mélodie mondiale.

     Eh bien, voilà qui est parfait, après tout ! Le fumier, il faut le sortir et le répandre au soleil : une telle inondation parfois fertilise....

      Pourtant, d'un pas pressé, revenons à la boîte pour en finir.

     Fort en honneur dans chaque maison depuis quelques années - au beau milieu du salon, toutes fenêtres ouvertes - la bourdonnante, la radieuse petite boîte à ordures ! 

jeudi 3 janvier 2013

Qui est-ce ?

Certains philosophes l'ont qualifié ainsi : « le Newton du monde moral » (Kant), « mon semblable, mon frère » (Claude Lévi-Strauss). Mais d'autres le considèrent plutôt ainsi : « faux comme Satan » (Diderot), « cet avorton qui s'est campé au seuil des temps nouveaux… un idéaliste et une canaille en une seule personne » (Nietzsche), « un vaurien sans scrupule » (Huizinga). Qui est-ce ?

Où finit la technique, où commence l'art ?

Nous sommes interrogés, tout particulièrement avec l'analyse de la Fontaine de Duchamp sur les critères qui permettent de distinguer l'art de la technique (Cours 3 Séance 1). Nous avons rapidement pris conscience de la difficulté à fixer une frontière immuable entre ces domaines. Lors du procès "Brancusi contre États-unis", différents critères ont dus être proposés. On voit par ailleurs dans ce cas que l’œuvre d'art n'est pas une marchandise comme une autre.
 

En 1927 s'ouvre a New York le procès "Brancusi contre États-unis". Le tribunal doit décider si la sculpture de l'artiste roumain Constantin Brancusi,  intitulée Oiseau dans l'espace (photographie ci-dessus), est un objet manufacturé ou une œuvre d'art, et peut bénéficier à ce titre des réductions de taxes à l'importation. Selon le Tariff Act, en effet, un objet importé aux États-unis est taxé à 40 % de sa valeur s'il est « un objet utilitaire manufacturé » et bénéficie d’une franchise douanière s'il fait partie des « sculptures et statues originales dont il n'existe pas plus de deux répliques ou reproductions ». Les témoins sont interrogés par des avocats et des juges. Le compte rendu a été rédigé à partir des minutes sténographiques du procès, en 1928.

Audition du témoin Edward Steichen, importateur de l'article intitulé Oiseau :

Q. - Voulez-vous dire a la Cour en détail sur quoi se fonde votre conviction qu’il s'agit d’une authentique œuvre d'art ? [...]
R. - [...] En fait, je l'ai vu se faire. La première ébauche a été taillée dans du marbre. A partir de ce marbre, il a réalisé un moule en plâtre et a partir du moule un bronze a été coulé. Lorsque le bronze est sorti de la fonderie, il ne présentait qu'une très vague ressemblance avec cette chose, et c'est alors qu'avec des limes et des ciseaux M. Brancusi a taillé et travaillé cette pièce de bronze.
Q. - Et c'est l'artiste qui a fait cela ?
R. - Oui, l'artiste en personne. Ce sont là les étapes par lesquelles est passe cet objet. J'ai vu ce bronze-ci au cours du processus, alors qu'il n’était qu'à moitié limé et faisait le double de sa taille actuelle.
Q. - Il ne s'agit pas d’une copie de quoi que ce soit ?
R. - Non.
Q. - D'abord limé puis poli ?
R. - Oui. Il n'en existe aucun autre monde, en bronze, de cette forme et de cette taille.
Q. - Voulez-vous avoir l'amabilité de parler à la Cour de la réputation d'artiste de M. Brancusi ?
R. - Constantin Brancusi vit a Paris depuis vingt-cinq ans et il expose dans toutes sortes de salons d'art en Europe aussi bien qu'en Amérique. [...]
Q. - C'est par conséquent un sculpteur reconnu, n'est-ce pas ?
R. - Oui.
Q. - Quel métier exercez-vous ?
R. - Je suis artiste et photographe. Depuis pratiquement trente ans.
Q. - Sculpteur ?
R. - Non, Monsieur le Président, pas sculpteur.
Q. - Peintre ?
R. - Oui, Monsieur le Président. Il y a un de mes tableaux au Metropolitan Museum of Art et un autre au musée de Bordeaux.
Q. - Comment appelez-vous ceci ?
R. - J'utilise le même terme que le sculpteur : oiseau.
Q. - Qu'est-ce qui vous fait l'appeler « oiseau », ressemble-t-il a un oiseau pour vous ?
R. - II ne ressemble pas a un oiseau mais je le ressens comme un oiseau et il est nommé par l'artiste comme un oiseau.
Q. - Le seul fait qu'il l'ait appelé oiseau, en fait un oiseau pour vous ?
R. - Oui, Votre Honneur.
Q. - Si vous l'aperceviez dans la rue, vous ne songeriez pas à l'appeler « oiseau », n'est-ce pas ?
R. - …
Juge Young. - Si vous le voyiez dans une forêt, vous n'en prendriez pas une photo n'est-ce pas ?
Témoin. - Non, Votre Honneur.
Q. - Répondez à ma question, voulez-vous? Si vous l'aviez aperçu n'importe où et que vous n'ayez jamais entendu personne l'appeler « oiseau », vous ne l'auriez pas appelé « oiseau » ?
R. - Non, Monsieur le Président.
Q. - Voyez-vous une quelconque fonction utilitaire à cet objet ?
R. - Aucune.
Q. - Lui voyez-vous ne serait-ce qu'un seul usage ou une quelconque finalité ?
R. - Non, aucun.
Q. - En fait, vous ne concevez pas qu'il puisse ressortir à l'article 399 ?
Me Higginbotham - Objection. Il s'agit d'un point de loi.
At. C. J. Lane - La Cour a demandé au témoin s'il considérait que ceci est un oiseau et je lui demande si l'objet peut servir d'ustensile ménager ou être utilisé dans une cuisine ou un hôpital.
At. Higginbotham - Objection. Le témoin n’est pas qualifié pour répondre à cette question..
Juge Waite - Je pense qu'il est qualifié en tant qu'artiste pour exprimer une opinion sur le fait de savoir s'il s'agit d’une œuvre d'art.
Q. - Titre mis à part, dites-nous si ceci est une œuvre d'art et obéit à un principe esthétique sous-jacent, indépendamment du titre.
R. - Oui.
Q. - Veuillez expliciter votre réponse, je vous prie.
R. - D'un point de vue technique, tout d'abord, elle a une forme et une apparence ; c'est un objet en trois dimensions créé par un artiste ; ses proportions sont harmonieuses, ce qui me procure une émotion esthétique, le sentiment d'une grande beauté. Cet objet possède cette qualité. C'est pourquoi je l'ai acheté. M. Brancusi, de mon point de vue, a tenté d'exprimer quelque chose de beau. Cet oiseau me donne la sensation d'un vol rapide. A l'origine, il n'était pas ce qu'il est aujourd'hui. Pendant vingt ans, l'artiste a travaillé à cette chose, la modifiant, l'épurant, pour arriver à cet état et les lignes et les formes sont l'expression d'un oiseau, les lignes suggérant son essor vers le ciel.
Q. - D'après ce que je comprends, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour concevoir que ceci est effectivement un oiseau en vol, prenant son essor ou volant dans les airs.
R. - Je ne dis pas que c'est un oiseau en vol ; je dis qu'il suggère un oiseau dans l'espace.
Juge Waite - Je ne vois pas la nécessite de perdre du temps à prouver que ceci est un oiseau. S'il s'agit d'une œuvre d'art, d'une sculpture, elle ressortit à cet article. Il n'existe aucune loi à ma connaissance qui stipule qu'un objet doive représenter la forme humaine ou une forme animale particulière ou un objet inanimé, mais seulement qu'il représente une œuvre d'art, une sculpture. […]

Jacob Epstein, sculpteur, interrogé par C. J. Lane, Me Higgenbotlum et le juge Waite.

Q. - Où demeurez-vous, M. Epstein ?
R. - A New York.
Q. - Quelle est votre profession ?
R. - Je suis sculpteur.
Q. - Depuis quand exercez-vous ce métier ?
R. - Je suis sculpteur depuis trente ans à New York, Paris et Londres.
Q. - M. Epstein, voulez-vous dire à la Cour où vous êtes exposé, vos travaux j'entends ?
R. - J’ai une de mes sculptures, et je suis fier de le dire, au Metropolitan Museum of Art, dans cette ville. A Londres, à la Tate Gallery qui est en Grande-Bretagne le musée d'art moderne. J'ai aussi des œuvres dans les musées de Manchester, de Glasgow, de Dundee, et à la National Gallery d'Irlande à Dublin, ainsi qu'au musée d'Aberdeen.
Q. - Et vous êtes également présent à Hyde Park ?
R. - Oui, une de mes œuvres se trouve à Hyde Park, à Londres.
Q. - M. Epstein, connaissez-vous un dénommé Constantin Brancusi ?
R. - Oui, je connais l’œuvre de Constantin Brancusi depuis quinze ans.
Q. - Je parlais de l'homme.
R. - Je l'ai connu il y a quinze ans. Je l'ai rencontré de loin en loin à Paris et à Londres.
Q. - Son œuvre vous est-elle familière ?
R. - Parfaitement familière.
Q. - Constantin Brancusi est-il un sculpteur ?
R. - A mon avis oui, un oui catégorique.
Q. - Est-ce ainsi qu'on le considère dans le monde de l'art ?
R. - C’est ainsi qu'on le considère dans le monde de l’art.
Me Higginbotham - Objection au « monde de l’art ».
Juge Young - Limitons-nous à ce qu'il sait personnellement.
Juge Waite - Quelle est sa réputation parmi les artistes, les gens qui sont des artistes, reconnus, comment le considèrent-ils en tant qu'artiste ?
Témoin - Je dirais qu'il est tenu pour un très grand artiste.
Q. - Vous avez déclaré que vous exercez le métier de sculpteur depuis trente ans ? Dans quelles écoles avez-vous fait vos études ?
R. - J'ai d'abord été élève ici-même à l'Art Students League de New York ; de là je suis allé à l'École nationale des beaux-arts à Paris et à l'Académie des beaux-arts que j'ai fréquenté pendant six mois. Après quoi, j'ai suivi des cours à la National School pendant environ deux ans.
Q. - Avez-vous obtenu un diplôme ou un certificat de ces écoles ?
R. - Je ne crois pas que ces écoles délivrent des diplômes.
Q. - Je ne vous demande pas ce que vous croyez, mais si vous en avez obtenu un.
R. - Je n'ai jamais entendu parler de diplôme. [...]
Q. - En vous fondant sur votre formation et l’expérience acquise dans les différentes écoles et académies, considérez-vous que ceci est une œuvre d'art ?
R. - Oui, très certainement.
Q. - Vous déclarez que vous tenez ceci pour une œuvre d'art, voulez-vous avoir l'amabilité de nous dire pourquoi ?
R. - Eh bien, elle flatte mon sens de la beauté, me procure un sentiment de plaisir, elle est l'œuvre d'un sculpteur, elle a à mes yeux un grand nombre de qualités... mais elle constitue en soi un très bel objet. Pour moi, c'est une œuvre d'art...
Q. - Ainsi, si nous avions une barre en laiton, polie à la perfection, incurvée de façon plus ou moins symétrique et harmonieuse, ce serait une œuvre d'art ?
R. - Ce pourrait être une œuvre d'art.
Q. - Qu'elle soit faite par un sculpteur ou par un ouvrier ?
R. - Un ouvrier ne peut pas créer la beauté.
Q. - Vous voulez dire qu'un ouvrier de premier ordre, muni d'une lime et d'outils à polir, une fois coulée cette pièce à conviction n° 1, serait incapable de la polir et d'arriver au même résultat ?
R. - II pourrait la polir mais il ne pourrait la concevoir. Toute la question est là. Il ne peut concevoir ces lignes particulières qui lui confèrent cette beauté unique. C'est cela la différence entre un ouvrier et un artiste ; il ne conçoit pas comme le fait un artiste.
Juge Waite - S'il était capable de créer, il cesserait d'être ouvrier pour devenir artiste ?
R. - C'est exact : il deviendrait artiste.

Extraits de : Brancusi contre États-unis, trad. Jocelyne de Pass, ed. Adam Biro, 1995, pp. 15-19 et pp. 24-27.

Questions :
  1. Décrivez de façon neutre l’objet du litige.
  2. Sur quels critères objectifs cherche-t-on à établir si l'Oiseau de Brancusi est ou non une œuvre d'art ?
  3. Sur quels critères subjectifs cherche t-on à établir si l’Oiseau de Brancusi est ou non une œuvre d'art ?
  4. Qui semble autorisé à porter un jugement sur une œuvre d'art ?
  5. Qu'est-ce qui différencie le travail de l’artiste de celui de l'ouvrier ?