Comme nous l'avons vu dans le cours, toute religion repose sur la distinction entre le sacré et le profane. Cependant ce qui est sacré n'est pas nécessairement étranger au monde des hommes, autrement dit complètement transcendant. Il peut relever de l'immanence comme dans le cas de l'animisme. Il n'en est pas de même dans les monothéismes judéo-chrétiens pour lesquels Dieu est absolument transcendant. Pour autant, cette conception de la divinité n'empêchent pas certains croyants de rencontrer Dieu, c'est-à-dire d'en faire une expérience personnelle, intime. On parle alors d'expérience mystique ou de mysticisme.
Grand relief d'Eleusis |
Le sens de ce terme à beaucoup varié et il faut le manier avec précaution. Au sens premier, il désigne tout ce qui concerne les mystères, c'est-à-dire les connaissances sacrées cachées aux hommes ordinaires. Du grec μυστήριον (mystếrion), "mystère" signifie "rite secret", "doctrine secrète". Ce mot provenant lui-même du verbe μύω (mýô), "clore", supposant donc qu'il existe au sein de certaines religions une doctrine exotérique, autrement dit destinée à tout public, et une doctrine ésotérique, réservée à quelques uns et devant faire l'objet d'une initiation, à la fois à un certain nombre de connaissances mais aussi de rites. Un individu accédant à l'un de ces mystères est un myste, du grec μύστης (mýstês), un "initié". Dans la religion grecque antique, les mystères d'Eleusis en sont un exemple (suivre ce lien pour une description de l'initiation).
On pourrait croire que la philosophie, en tant qu'activité de la raison, est étrangère au mysticisme. La pure raison serait la seule voie d'accès légitime à la connaissance de tout ce qui est. Elle rejetterait par principe tout ce qui est sensible, intuitif et subjectif. Une telle conception de la philosophie est relativement moderne (disons qu'elle date du XIXe siècle). Elle est la conséquence du progrès des sciences et consiste en une vision positiviste de la philosophie. Or l'étude de l'histoire de la philosophie montre que la philosophie peut aussi avoir ses mystères. On trouve en effet chez Platon l'un des textes qui va inspirer toute la mystique chrétienne ultérieure : Le Banquet.
" Socrate - Écoutez plutôt le discours sur Éros que j'ai entendu un jour de la
bouche d'une femme de Mantinée , Diotime, qui était experte en ce domaine
comme en beaucoup d'autres.
Diotime - Voilà sans doute,
Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses
auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la
contemplation qui en sont également le terme quand on suit la bonne
voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais
parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es
capable.
Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s'en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n'avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, de prendre soin de lui, d'enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ail leurs qu'il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu'elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c'est aux sciences que le mènera son guide, pour qu'il aperçoive dès lors la beauté qu'elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s'attacher exclusivement à la beauté d'un unique jeune homme, d'un seul homme fait ou d'une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l'esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l'océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n'a point part jusqu'au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je viens de parler.
Efforce-toi, poursuivit-elle, de m'accorder toute l'attention dont tu es capable. En effet, celui qui a été guidé jusqu'à ce point par l'instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu'il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d'Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d'abord n'est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n'est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ail leurs, belle pour certains et laide pour d'autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d'elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe quoi d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d'une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l'accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle.
Toutes les fois donc que, en partant des choses d'ici-bas, on arrive à s'élever par une pratique correcte de l'amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n'est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre c'est, en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
C'est à ce point de la vie, mon cher Socrate, reprit l'étrangère de Mantinée, plus qu'à n'importe quel autre, que se situe le moment où, pour l'être humain, la vie vaut d'être vécue, parce qu'il contemple la beauté en elle-même. Si un jour tu par viens à cette contemplation, tu reconnaîtras que cette beauté est sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te boule verse à présent. Oui, toi et beaucoup d'autres, qui souhaiteriez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si la chose était possible, vous êtes tout prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. A ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l'infection des chairs humaines, des couleurs et d'une foule d'autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l'unicité de sa Forme ? Estimes-tu, poursuivit-elle, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-elle, que c'est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrit, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? Et si, entre tous les hommes, il en est un qui mérite de devenir immortel, n'est-ce pas lui ?
Socrate - Voilà Phèdre, et vous tous qui m'écoutez, ce qu'a dit Diotime ; et elle m'a convaincu. Et, comme elle m'a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien."
Le Banquet constitue pour moi, l'un des trois dialogues les plus difficiles de Platon (avec Parménide et Timée) et pénétrer son sens exigerait une année de cours. Cependant, on peut en retenir plusieurs éléments importants. Pour commencer, ce n'est pas un homme qui prend la parole mais une femme. La seule de tous les dialogues de Platon ! Et la parole lui est donnée pour exposer un point complexe et original de la philosophie de Platon. Elle aborde en effet ce qu'on nomme la dialectique ascendante, autrement dit la voie par laquelle l'âme, alors qu'elle est encore attachée à un corps, autrement dit depuis le monde sensible, peut progressivement accéder à une connaissance de la beauté en tant que telle. Du point de vue de la doctrine de la connaissance chez Platon, il s'agit bien d'une sorte d'exception. L'expérience de la beauté corporelle peut conduire par une ascèse progressive à la connaissance de l'idée de la beauté, c'est-à-dire d'une réalité purement intelligible, source de toutes les beautés sensibles. Cette dialectique ascendante est un modèle de la voie à suivre pour accéder à la connaissance authentique. Le tableau ci-dessous en reprend les étapes en les mettant en parallèle avec les étapes de la sortie de la caverne (La République, livre 7) et les degrés de la connaissance.
Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s'en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n'avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, de prendre soin de lui, d'enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ail leurs qu'il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu'elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c'est aux sciences que le mènera son guide, pour qu'il aperçoive dès lors la beauté qu'elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s'attacher exclusivement à la beauté d'un unique jeune homme, d'un seul homme fait ou d'une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l'esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l'océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n'a point part jusqu'au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je viens de parler.
Efforce-toi, poursuivit-elle, de m'accorder toute l'attention dont tu es capable. En effet, celui qui a été guidé jusqu'à ce point par l'instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, parce qu'il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d'Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d'abord n'est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n'est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ail leurs, belle pour certains et laide pour d'autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d'elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe quoi d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d'une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l'accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle.
Toutes les fois donc que, en partant des choses d'ici-bas, on arrive à s'élever par une pratique correcte de l'amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n'est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre c'est, en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
C'est à ce point de la vie, mon cher Socrate, reprit l'étrangère de Mantinée, plus qu'à n'importe quel autre, que se situe le moment où, pour l'être humain, la vie vaut d'être vécue, parce qu'il contemple la beauté en elle-même. Si un jour tu par viens à cette contemplation, tu reconnaîtras que cette beauté est sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te boule verse à présent. Oui, toi et beaucoup d'autres, qui souhaiteriez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si la chose était possible, vous êtes tout prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. A ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l'infection des chairs humaines, des couleurs et d'une foule d'autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l'unicité de sa Forme ? Estimes-tu, poursuivit-elle, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-elle, que c'est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrit, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? Et si, entre tous les hommes, il en est un qui mérite de devenir immortel, n'est-ce pas lui ?
Socrate - Voilà Phèdre, et vous tous qui m'écoutez, ce qu'a dit Diotime ; et elle m'a convaincu. Et, comme elle m'a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien."
Le Banquet constitue pour moi, l'un des trois dialogues les plus difficiles de Platon (avec Parménide et Timée) et pénétrer son sens exigerait une année de cours. Cependant, on peut en retenir plusieurs éléments importants. Pour commencer, ce n'est pas un homme qui prend la parole mais une femme. La seule de tous les dialogues de Platon ! Et la parole lui est donnée pour exposer un point complexe et original de la philosophie de Platon. Elle aborde en effet ce qu'on nomme la dialectique ascendante, autrement dit la voie par laquelle l'âme, alors qu'elle est encore attachée à un corps, autrement dit depuis le monde sensible, peut progressivement accéder à une connaissance de la beauté en tant que telle. Du point de vue de la doctrine de la connaissance chez Platon, il s'agit bien d'une sorte d'exception. L'expérience de la beauté corporelle peut conduire par une ascèse progressive à la connaissance de l'idée de la beauté, c'est-à-dire d'une réalité purement intelligible, source de toutes les beautés sensibles. Cette dialectique ascendante est un modèle de la voie à suivre pour accéder à la connaissance authentique. Le tableau ci-dessous en reprend les étapes en les mettant en parallèle avec les étapes de la sortie de la caverne (La République, livre 7) et les degrés de la connaissance.
Pour ceux qui veulent se lancer dans cette lecture, je recommande de choisir l'édition illustrée avec beaucoup d'humour par Joan Sfar (dessinateur de BD, auteur, entre autres, de Le chat du rabbin, également chaleureusement recommandé pour comprendre la religion juive).
Dans la tradition chrétienne, la mystique a pris un autre sens. Elle ne désigne pas d'abord l'expérience de la rencontre sensible de Dieu mais, pour les premier chrétiens, elle désigne le sens caché des rites et des textes. La Bible (ta biblia, en grec signifiant "les livres") est considérée comme ayant un sens caché, spirituel, au-delà de sa lettre, exigeant donc une lecture allégorique. L'expérience mystique chrétienne n'est pas une dissolution du sujet individuel dans un principe divin indéterminé mais dans une rencontre du Dieu qui s'est révélé dans la Bible. Ainsi, comme l'affirme François Gauvin, "sans bible, point de mystique chrétienne." On peut prendre l'exemple de l'ascension du mont Sinaï par Moïse décrit dans L'Exode, 24, 12-18 :
"Le Seigneur dit à Moïse : « Monte auprès de moi sur la montagne, et tiens-toi là. Je veux te donner les tablettes de pierre sur lesquelles j'ai écrit les commandements de la Loi, pour que tu les enseignes aux Israélites. » Moïse, accompagné de son serviteur Josué, monta sur la montagne de Dieu, après avoir dit aux anciens : « Attendez-nous ici jusqu'à notre retour. Aaron et Hour restent avec vous ; si quelqu'un a un problème à régler, qu'il s'adresse à eux. » Pendant que Moïse gravissait la montagne, la nuée la recouvrit. La gloire du Seigneur se posa sur le Sinaï. Aux yeux des Israélites, elle apparaissait comme un feu intense au sommet de la montagne. La nuée cacha la montagne durant six jours. Le septième jour, le Seigneur appela Moïse du milieu de la nuée. Moïse pénétra dans la nuée, continua à monter et resta sur la montagne quarante jours et quarante nuits."
Cette ascension peut aussi être interprétée comme la difficile ascension de l'âme humaine vers Dieu. L'image de la nuée fut comprise par les mystiques chrétiens ultérieurs (Grégoire de Nysse et le Pseudo-Denys) comme l'impossibilité pour l’intelligence humaine de saisir Dieu en une vision.
"Le Seigneur dit à Moïse : « Monte auprès de moi sur la montagne, et tiens-toi là. Je veux te donner les tablettes de pierre sur lesquelles j'ai écrit les commandements de la Loi, pour que tu les enseignes aux Israélites. » Moïse, accompagné de son serviteur Josué, monta sur la montagne de Dieu, après avoir dit aux anciens : « Attendez-nous ici jusqu'à notre retour. Aaron et Hour restent avec vous ; si quelqu'un a un problème à régler, qu'il s'adresse à eux. » Pendant que Moïse gravissait la montagne, la nuée la recouvrit. La gloire du Seigneur se posa sur le Sinaï. Aux yeux des Israélites, elle apparaissait comme un feu intense au sommet de la montagne. La nuée cacha la montagne durant six jours. Le septième jour, le Seigneur appela Moïse du milieu de la nuée. Moïse pénétra dans la nuée, continua à monter et resta sur la montagne quarante jours et quarante nuits."
Cette ascension peut aussi être interprétée comme la difficile ascension de l'âme humaine vers Dieu. L'image de la nuée fut comprise par les mystiques chrétiens ultérieurs (Grégoire de Nysse et le Pseudo-Denys) comme l'impossibilité pour l’intelligence humaine de saisir Dieu en une vision.
La mystique chrétienne comporte également la recherche d'une connaissance intime de Dieu dont la nature même exige de chercher à le rencontrer par des voies spécifiques. Il est nécessaire de "sortir de soi", littéralement d'entrer en extase par le moyen de divers exercices spirituels ou
de pratiques ascétiques (lectures, jeûnes, veilles, mortifications). Après cette montée, cette vision ou cette fusion avec Dieu, comment la décrire, la transmettre ? Le langage est-il apte à restituer l'expérience mystique ? N'est-elle pas par nature indicible ? L'intérêt des texte mystiques réside également dans leur rapport à la langue, dans leur poétique singulière. C'est par exemple le cas de Thérèse d'Avila (1515-1582) dans Le château de l'âme. Considérée comme l'une des plus grandes mystiques catholiques, ce texte est considéré comme fondateur de la mystique catholique moderne. Les images qu'elle y développe sont à la fois très visuelles et en même temps mystérieuses.
Bernini, L'extase de Sainte Thérèse, Rome |
"On peut considérer l’âme comme un château qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur, et qui contient beaucoup d’appartements, ainsi que le ciel qui renferme beaucoup de demeures. [...] Avant d'aller plus loin, je veux vous inviter à considérer quel spectacle ce serait de voir ce château si rempli de splendeur et de beauté, cette perle orientale, cet arbre de vie qui est planté au milieu des eaux vives de la vie qui est Dieu, lorsque l'âme tombe dans le péché mortel. Il n'y a pas de ténèbres plus profondes que celles où elle est plongée ; il n'y a rien de si obscur et de si noir qui puisse lui être comparé. Pour vous en faire une idée, qu'il vous suffise de savoir que ce Soleil qui lui donnait tant de splendeur et de beauté et qui se trouve encore au centre d'elle-même n'y est que comme s'il n'y était pas ; il est éclipsé pour elle, bien qu'elle serait tout aussi apte à jouir de Sa Majesté que l'est le cristal à recevoir les rayons de l'astre du jour."
L'expérience mystique pose de nombreuses questions, y compris pour les penseurs et les autorités religieuses. Rencontrer Dieu, est-ce s'unir à lui, ne faire plus qu'un et par conséquent devenir divin ? Dès lors n'est-ce pas la transcendance absolue de Dieu qui est ainsi niée ? De plus, n'est-ce pas une forme de démesure que de chercher cette union ? Certains mystiques en ont tout à fait conscience.
Thérèse d'Avila écrit ainsi : "Il est nécessaire que vous remarquiez bien cette comparaison [de l'âme avec un château]. Peut-être m’aidera-t-elle, avec le secours de Dieu, à vous faire connaître quelques-unes des grâces qu’il lui plait d’accorder aux âmes, et la différence qu’il y a entre elles. Je m’y appliquerai jusqu'au point où je le croirai possible : car personne, ni surtout une créature aussi misérable que moi, ne saurait les comprendre toutes, tant elles sont nombreuses. Quand il plaira au Seigneur de vous en favoriser, ce sera une grande consolation pour vous de savoir déjà que c’est là une chose possible ; et s’il ne vous les accorde pas, vous le louerez du moins de sa bonté infinie. De même qu’il ne nous est pas nuisible de considérer les biens du ciel et le bonheur dont jouissent les bienheureux, que c’est là, au contraire, un motif de joie pour nous, et un stimulant pour travailler à l’acquisition de la gloire qu’ils possèdent, de même il ne peut pas résulter de dommage pour nous à considérer qu’un Dieu si grand peut se communiquer dès cet exil à des vers de terre si abjects. Il n'y en a pas non plus à aimer une bonté si excessive et une miséricorde si profonde. Je regarde comme certain que celui qui se scandalise quand il entend dire que Dieu peut accorder ici-bas une telle faveur est bien dépourvu d’humilité et d’amour du prochain. Et de fait comment pourrions-nous ne pas nous réjouir de ce que Dieu accorde de telles grâces à un de nos frères ? cela l’empêche-t-il de nous faire les mêmes faveurs ? Comment ne pas nous réjouir encore quand il manifeste ses grandeurs en qui il lui plait ? Il n’a parfois d’autre but que de les montrer au grand jour [...] Ainsi donc, quand il accorde ses faveurs à certaines âmes, ce n’est pas parce que ces âmes sont plus saintes que d’autres à qui il les refuse, mais parce qu’il veut manifester sa grandeur, comme nous le voyons dans saint Paul et sainte Madeleine. Il nous invite d’ailleurs par là à le louer dans ses créatures.
Thérèse d'Avila écrit ainsi : "Il est nécessaire que vous remarquiez bien cette comparaison [de l'âme avec un château]. Peut-être m’aidera-t-elle, avec le secours de Dieu, à vous faire connaître quelques-unes des grâces qu’il lui plait d’accorder aux âmes, et la différence qu’il y a entre elles. Je m’y appliquerai jusqu'au point où je le croirai possible : car personne, ni surtout une créature aussi misérable que moi, ne saurait les comprendre toutes, tant elles sont nombreuses. Quand il plaira au Seigneur de vous en favoriser, ce sera une grande consolation pour vous de savoir déjà que c’est là une chose possible ; et s’il ne vous les accorde pas, vous le louerez du moins de sa bonté infinie. De même qu’il ne nous est pas nuisible de considérer les biens du ciel et le bonheur dont jouissent les bienheureux, que c’est là, au contraire, un motif de joie pour nous, et un stimulant pour travailler à l’acquisition de la gloire qu’ils possèdent, de même il ne peut pas résulter de dommage pour nous à considérer qu’un Dieu si grand peut se communiquer dès cet exil à des vers de terre si abjects. Il n'y en a pas non plus à aimer une bonté si excessive et une miséricorde si profonde. Je regarde comme certain que celui qui se scandalise quand il entend dire que Dieu peut accorder ici-bas une telle faveur est bien dépourvu d’humilité et d’amour du prochain. Et de fait comment pourrions-nous ne pas nous réjouir de ce que Dieu accorde de telles grâces à un de nos frères ? cela l’empêche-t-il de nous faire les mêmes faveurs ? Comment ne pas nous réjouir encore quand il manifeste ses grandeurs en qui il lui plait ? Il n’a parfois d’autre but que de les montrer au grand jour [...] Ainsi donc, quand il accorde ses faveurs à certaines âmes, ce n’est pas parce que ces âmes sont plus saintes que d’autres à qui il les refuse, mais parce qu’il veut manifester sa grandeur, comme nous le voyons dans saint Paul et sainte Madeleine. Il nous invite d’ailleurs par là à le louer dans ses créatures.
On pourra me dire que ces
choses paraissent impossibles et qu’il serait bon de ne pas
scandaliser les faibles. Mais que ceux-ci n’y ajoutent pas foi,
c’est un moindre mal que d’empêcher de profiter de
ces grâces les âmes à qui Dieu les accorde.
Celles-ci seront, au contraire, remplies de joie, et se stimuleront à
aimer davantage celui qui les enrichit de tant de miséricordes,
quand elles verront qu’il possède tant de pouvoir et de
majesté. D'ailleurs il est évident pour moi que les
âmes avec lesquelles je m'entretiens ne sont pas exposées
à pareil danger. Elles savent fort bien et elles croient que
Dieu donne encore de plus hautes marques de son amour. Pour moi, je
suis persuadée que quiconque ne croit pas cette vérité
ne la goûtera pas par expérience. Dieu, en effet, aime
beaucoup que nous ne fixions pas de limite à ses œuvres ; n'en
mettez jamais non plus, vous, mes Sœurs que le Seigneur ne
conduirait pas par cette voie."
L'expérience mystique par son caractère exceptionnel suscite autant de fascination que d'interrogation car cette révélation absolue, cette sensation de Dieu, ne relève que du seul croyant. Que peut-elle représenter pour ceux qui ne l'ont pas vécue ? Quel peut en être le sens pour pour les autres ? Telles sont les questions que Freud dans L'avenir d'une illusion se pose :
"Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ?"
L'expérience mystique par son caractère exceptionnel suscite autant de fascination que d'interrogation car cette révélation absolue, cette sensation de Dieu, ne relève que du seul croyant. Que peut-elle représenter pour ceux qui ne l'ont pas vécue ? Quel peut en être le sens pour pour les autres ? Telles sont les questions que Freud dans L'avenir d'une illusion se pose :
"Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ?"
Pour explorer ce continent inconnu pour beaucoup qu'est la mystique de l'Antiquité à nos jours, je recommande la lecture de Le Point Références, Les grands mystiques (Janvier-Février 2012). Les introductions (générale et pour chaque période chronologique) sont très instructives. Les extraits choisis sont rares et bien choisis et l'on peut ainsi découvrir des auteurs très surprenants comme Juliane de Norwich.
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