jeudi 31 janvier 2013

Les religions contredisent-elles la religion ?

Comme nous l'avons vu dans le cours, si la religion est un fait anthropologique caractérisé par le rapport de l'homme à ce qui est sacré, ce fait prend toujours la forme d'une doctrine et de rites particuliers, autrement dit d'une religion. Or, la relation entre l'idée même de religion et les religions particulières dans leurs contenus, leurs pratiques, leurs rites, leurs histoires peut se révéler problématique : les religions ne sont-elles pas humaines, trop humaines (pour reprendre le titre d'une œuvre de Nietzsche) quand bien même le Dieu auquel elles croient se serait révélé aux hommes ? Ne constituent-elles pas par tous leurs défauts autant de démentis à ce que pourtant elles visent : le bien, la charité, l'humanisme etc. ? Telle est la critique adressée par Rousseau aux religions révélées dans la célèbre profession de foi du vicaire savoyard, tiré de Émile
Illustration de Émile
" Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ; que loin de les ennoblir, ils les avilissent ; qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent ils ajoutent des contradictions absurdes ; qu'ils rendent l'homme orgueilleux, intolérant, cruel ; qu'au lieu d'établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n'y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain.
    On me dit qu'il fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi ; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu'ils ont institués, et l'on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l'a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre. "
Cette critique des religions se retrouve sous la plume de Victor Hugo dans une recueil tardif (1880, soit 5 ans avant sa mort) de poèmes justement intitulé Religion et religions. Il critique au nom de la raison, parfois même du simple bon sens, certains dogmes ou rites religieux, tout particulièrement chrétiens : le dimanche (I. Querelles, I. Le dimanche), l'image du diable (I. Querelles, V. Inventions), l'histoire même du Salut (I. Querelles, VII. Chef-d’œuvre). Un vers résume bien toute la charge critique des premiers poèmes : 
" La foi vient couver l’œuf qu'on a vu l'erreur pondre. "

La seconde partie du recueil, intitulée " Philosophie" souligne la vanité et la contradiction des rites religieux :

" Homme, qu'est-ce que c'est que tes cérémonies
Misérables, devant les choses infinies ?
A quoi bon tes poeans, tes chants, tes hosannas ?
Pourquoi, n'ayant pas plus de jours que tu n'en as,
Prier au pied d'un tas d'autels contradictoires?
Quelle manie, atome en proie aux purgatoires,
As-tu d'interpeller les cieux ? et quel besoin
De prendre l'invisible et l'obscur à témoin ?
Crois-tu féconder l'Ombre en y semant des rites,
Des formules de nuit sur du brouillard transcrites ?
T'imagines-tu donc, être aux songes bornés,
Que, lorsqu'avec tes yeux, tes oreilles, ton nez,
Tu bâtis un fétiche ayant ta ressemblance,
En t'adressant au vide insondable, au silence,
Au mystère, à l'horreur, tu les amèneras
A lui faire des pieds quand tu lui fais des bras ? "

Il est à noter cependant que Hugo n'est pas un athée, sa pensée et sa poésie sont au contraire habitées par un sentiment du divin, qui le rapproche du déisme :

" Nous autres les songeurs que dévorent la faim
Et la soif de connaître, et qui, sans peur, sans fin,
Creusons l'éternité formidable et candide,
Du côté noir, ainsi que du côté splendide
Où l'on voit tant de vie et de flamme abonder,
Nous avons beau guetter, contempler, regarder,
Observer, épier, jamais nous n'aperçûmes
Pas plus ce que tu crois que ce que tu présumes.
Connaître à fond Celui qui Vit, ses attributs,
Son essence, sa loi, son pouvoir, — de tels buts
Sont plus hauts que l'effort de l'homme qui trépasse.
Les invisibles sont. Ils emplissent l'espace,
Ils -peuplent la lumière, ils parlent dans les bruits ;
Mais ne ressemblent point à ce que tu construis. "
 
Victor Hugo, Ma destinée
Cependant, Hugo a lui-même tout à fait conscience de la nécessité pour l'homme de se donner une image de son ou ses dieux. 



Phidias, Statue de Zeus, Olympie
" O théologien, tu dis :
                            - Rêveurs, penseurs,
En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs,
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ;
Vous niez qu'il se lasse et vous niez qu'il dorme ;
Ce Dieu n'a pas d'histoire. Est-il juif, arien,
Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien,
Il n'a pas de légende arrangeable en cantique.
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ?
Tu dis : - Un Dieu n'est pas ce que vous supposez.
Un Dieu, c'est une tour dont on fait les fossés.
C'est une silhouette au delà d'un abîme.
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime.
L'autel, c'est lui. Jamais la foule n'admettrait
L'être pur, l'infini compliqué par l'abstrait.
Dieu, cela n'est pas, tant que ce n'est pas en pierre.
Il faut une maison pour mettre la prière.
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher.
Il a l'ange à sa porte, ainsi qu'un roi l'archer.
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable.
Et ce pied, c'est le dogme. Un Dieu point saisissable,
Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres,
Dont les vieilles n'ont pas le portrait dans leurs chambres,
Dont personne ne peut dire : - Il est ainsi fait,
Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet,
Il a tué beaucoup de gens dans l'Idumée,
Il est un, il est trois, il aime la fumée,
Il ne veut pas qu'on touche à ses arbres fruitiers ; -
Un Dieu qu'on chercherait pendant des mois entiers
Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ;
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles,
Et qui ne comprendrait pas grandchose aux sermons,
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ;
Un Dieu qu'on n'apprend point par demande et réponse,
Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce
L'auréole, dorée au fond d'un cul-de-four
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ;
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu'il nous montre
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre,
Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta,
Son Verbe que lut Job et qu'Esdras attesta,
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte,
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d'évangile ! Halte !
Qu'est-ce que ce Dieu-là ? C'est un Dieu sans papiers.
Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers,
Voilà ce qu'il nous faut. L'Homme-Dieu. Dogme ou fable,
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable.
Il faut qu'il ait un peu toutes nos passions. "


En cela, son analyse et sa critique des religions se révèlent être assez proches de celle que Feuerbach présente dans L'essence du christianisme (vu dans le Cours, Séance 3, III), œuvre contemporaine et probablement connue de Hugo.
Je rappelle que d'un point de vue de méthode, il est tout à fait possible dans une explication de texte de citer quelques vers d'un artiste soit en introduction pour amener le thème et le problème du texte, soit dans le développement pour illustrer ou enrichir un paragraphe. Cependant, illustrer, ce n'est pas expliquer. Le texte doit d'abord être analysé et justifié.
 
Pour ceux qui voudraient prendre connaissance de l'intégralité du recueil de Hugo, vous pouvez le lire sur ce site.

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