Nous sommes interrogés tout au long du cours 3 sur les différentes fonctions de l'art. Nous avons vu que si certaines œuvres nous divertissaient, au sens où elles nous amusaient, une authentique œuvre d'art avait le pouvoir de nous détourner de la réalité quotidienne. Mais ne serait-ce pas afin de nous la montrer différemment ? Comme le souligne Bergson dans Le rire, nous sommes des être vivants donc nous avons des besoins et pour cela, il nous faut agir sur la réalité. Nous ne sommes donc sensibles qu'aux seuls aspects de notre environnement qui peuvent nous être utiles. En un sens, nous pouvons dire avec Bergson, que nous ne voyons pas la réalité même, c'est-à-dire en elle-même, pour elle-même. Elle nous est naturellement voilée. Seuls les artistes sont en mesure, en raison selon Bergson, d'un don particulier, d'observer leur environnement de façon plus pure. Quel peut-être ce don ? Ce pouvoir particulier ? Dans le conte "Ehrengarde" (du recueil Les chevaux fantômes), l'auteur Karen Blixen apporte une réponse par le biais d'un personnage, le peintre Cazotte. L'artiste n'est-il pas un séducteur ?
"En accusant un artiste d'être un séducteur, vous ne semblez pas vous apercevoir que vous lui faites le plus grand compliment. L'attitude de l'artiste en face de l'univers est en soi une attitude de séduction. Car qu'est-ce donc que la séduction si ce n'est le pouvoir d'obtenir de l'objet sur lequel notre esprit se concentre avec une peine et une persévérance infinie, la révélation volontaire et passionnée de son essence ? Cet objet parvient ainsi à une beauté supérieure qu'il n'aurait jamais pu atteindre autrement. J'ai séduit de cette manière un vieux pot de terre et deux citrons, et je les ai obligé à me dévoiler leur essence intime, à devenir miens tout en se transformant en objets de beauté et de délectation."
La nature morte de Claesz ci-dessous, semble parfaitement illustrer ce pouvoir de séduction de l'artiste.
La nature morte de Claesz ci-dessous, semble parfaitement illustrer ce pouvoir de séduction de l'artiste.
En cela, on pourrait dire que les œuvres d'art ne nous détournent de la réalité que pour mieux nous y reconduire, nous obligeant à la voir autrement, c'est-à-dire de façon plus authentique, plus pure. On comprend ainsi l'affirmation de Paul Klee : "Lart ne reproduit pas le visible, il rend visible." Les artistes ne seraient-ils pas dés lors les plus à même de nous révéler la réalité ? N'entrent-ils pas alors en concurrence avec les philosophes ? Telle est la raison pour laquelle Platon dans La République (Livre X) considère que les artistes (réalistes qu'il nomme illusionnistes) n'ont pas le droit de cité. Pourtant, Descartes dans Olympiques (un texte de jeunesse datant des années 1618-1620) accorde bien aux poètes un pouvoir de connaissance supérieur à celui des philosophes : " Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent
plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La
raison en est que les poètes ont écrit sous l'empire de l'enthousiasme
et de la force de l'imagination. Il y a en nous des semences de science
comme en un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient
par raison, les poètes les arrachent par imagination : elles brillent
alors davantage. " Cet extrait (qui peut paraître bien peu cartésien) soutient donc que les artistes (ici les poètes) et les philosophes parviennent bien aux connaissances les plus profondes mais par des voies différentes (les philosophes plus cartésiens que Descartes lui-même diraient opposées). L'imagination est ici considérée comme une faculté de connaître. Descartes reviendra dans ces textes ultérieurs sur les pouvoirs de cette faculté (voir Cours La raison et le réel, Séance 1), mais on peut retenir l'idée que les artistes présentent leurs pensées de façon brillante, c'est-à-dire plus séduisante pour les sens et pour la raison elle-même.
On peut appuyer cette thèse de Descartes sur les poèmes de Francis Ponge (poète français 1899-1988) tirés du recueil Le parti pris des choses. Dans ces poèmes en prose, l'auteur parvient en effet à renouveler notre regard sur les objets techniques de notre quotidien. Si la technique a désenchanté notre monde, la poésie semble capable de ré-enchanter les objets techniques dont nous usons tous les jours, comme le téléphone ou la radio.
On peut appuyer cette thèse de Descartes sur les poèmes de Francis Ponge (poète français 1899-1988) tirés du recueil Le parti pris des choses. Dans ces poèmes en prose, l'auteur parvient en effet à renouveler notre regard sur les objets techniques de notre quotidien. Si la technique a désenchanté notre monde, la poésie semble capable de ré-enchanter les objets techniques dont nous usons tous les jours, comme le téléphone ou la radio.
L'appareil de téléphone
Lorsqu’un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en anicroche,
s’établit dans une maison, celle-ci doit subir l’invasion d’un rire aux
accès argentins, impérieux et mornes. Sans doute est-ce celui de la
mignonne sirène dont les deux seins sont en même temps
apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel par la
vibration entre les deux d’une petite cerise de nickel, y pendante.
Aussitôt, le homard frémit sur son socle. Il faut qu’on le décroche : il a quelque chose à dire, on veut être rassuré par votre voix.
D’autres fois, la provocation
vient de vous-même. Quand vous y tente le contraste sensuellement
agréable entre la légèreté du combiné et la lourdeur du socle. Quel charme alors d’entendre, aussitôt la crustacé
détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce prêtes au quelconque
caprice de votre oreille les innombrables nervures électriques de toutes
les villes du monde !
Il faut agir le cadran mobile, puis attendre, après avoir pris acte de la sonnerie impérieuse qui perfore votre patient,
le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitôt en
cordiales ou cérémonieuses politesses… Mais ici finit le prodige et commence une banale comédie.
Dali, Téléphone-homard, 1936 |
La Radio
Cette boîte vernie ne montre rien qui saille, qu'un bouton à tourner
jusqu'au proche déclic, pour qu'au dedans bientôt faiblement se rallument
plusieurs petits gratte-ciel d'aluminium, tandis que des brutales
vociférations jaillissent qui se disputent notre attention.
Un petit appareil d'une "sélectivité" merveilleuse !
Ah, comme il est ingénieux de s'être amélioré l'oreille à ce point!
Pourquoi ? Pour s'y verser incessamment l'outrage des pires grossièretés.
Tout le flot de purin de la mélodie mondiale.
Eh bien, voilà qui est parfait, après tout ! Le fumier, il faut le sortir
et le répandre au soleil : une telle inondation parfois fertilise....
Pourtant, d'un pas pressé, revenons à la boîte pour en finir.
Fort en honneur dans chaque maison depuis quelques années - au beau
milieu du salon, toutes fenêtres ouvertes - la bourdonnante, la radieuse
petite boîte à ordures !
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