Nous sommes interrogés, tout particulièrement avec l'analyse de la Fontaine de Duchamp sur les critères qui permettent de distinguer l'art de la technique (Cours 3 Séance 1). Nous avons rapidement pris conscience de la difficulté à fixer une frontière immuable entre ces domaines. Lors du procès "Brancusi contre États-unis", différents critères ont dus être proposés. On voit par ailleurs dans ce cas que l’œuvre d'art n'est pas une marchandise comme une autre.
En 1927 s'ouvre a New York le procès "Brancusi contre États-unis". Le tribunal doit décider si la sculpture de l'artiste roumain Constantin Brancusi, intitulée Oiseau dans l'espace (photographie ci-dessus), est un objet manufacturé ou une œuvre d'art, et peut bénéficier à ce titre des réductions de taxes à l'importation. Selon le Tariff Act, en effet, un objet importé aux États-unis est taxé à 40 % de sa valeur s'il est « un objet utilitaire manufacturé » et bénéficie d’une franchise douanière s'il fait partie des « sculptures et statues originales dont il n'existe pas plus de deux répliques ou reproductions ». Les témoins sont interrogés par des avocats et des juges. Le compte rendu a été rédigé à partir des minutes sténographiques du procès, en 1928.
En 1927 s'ouvre a New York le procès "Brancusi contre États-unis". Le tribunal doit décider si la sculpture de l'artiste roumain Constantin Brancusi, intitulée Oiseau dans l'espace (photographie ci-dessus), est un objet manufacturé ou une œuvre d'art, et peut bénéficier à ce titre des réductions de taxes à l'importation. Selon le Tariff Act, en effet, un objet importé aux États-unis est taxé à 40 % de sa valeur s'il est « un objet utilitaire manufacturé » et bénéficie d’une franchise douanière s'il fait partie des « sculptures et statues originales dont il n'existe pas plus de deux répliques ou reproductions ». Les témoins sont interrogés par des avocats et des juges. Le compte rendu a été rédigé à partir des minutes sténographiques du procès, en 1928.
Audition
du témoin Edward Steichen, importateur de l'article intitulé
Oiseau :
Q.
- Voulez-vous dire a la Cour en détail sur quoi se fonde votre
conviction qu’il s'agit d’une authentique œuvre d'art ? [...]
R.
- [...] En fait, je l'ai vu se faire. La première ébauche a été
taillée dans du marbre. A partir de ce marbre, il a réalisé un
moule en plâtre et a partir du moule un bronze a été coulé.
Lorsque le bronze est sorti de la fonderie, il ne présentait qu'une
très vague ressemblance avec cette chose, et c'est alors qu'avec des
limes et des ciseaux M. Brancusi a taillé et travaillé cette pièce
de bronze.
Q.
- Et c'est l'artiste qui a fait cela ?
R.
- Oui, l'artiste en personne. Ce sont là les étapes par lesquelles
est passe cet objet. J'ai vu ce bronze-ci au cours du processus,
alors qu'il n’était qu'à moitié limé et faisait le double de sa
taille actuelle.
Q.
- Il ne s'agit pas d’une copie de quoi que ce soit ?
R.
- Non.
Q.
- D'abord limé puis poli ?
R.
- Oui. Il n'en existe aucun autre monde, en bronze, de cette forme et
de cette taille.
Q.
- Voulez-vous avoir l'amabilité de parler à la Cour de la
réputation d'artiste de M. Brancusi ?
R.
- Constantin Brancusi vit a Paris depuis vingt-cinq ans et il expose
dans toutes sortes de salons d'art en Europe aussi bien qu'en
Amérique. [...]
Q.
- C'est par conséquent un sculpteur reconnu, n'est-ce pas ?
R.
- Oui.
Q.
- Quel métier exercez-vous ?
R.
- Je suis artiste et photographe. Depuis pratiquement trente ans.
Q.
- Sculpteur ?
R.
- Non, Monsieur le Président, pas sculpteur.
Q.
- Peintre ?
R.
- Oui, Monsieur le Président. Il y a un de mes tableaux au
Metropolitan Museum of Art et un autre au musée de Bordeaux.
Q.
- Comment appelez-vous ceci ?
R.
- J'utilise le même terme que le sculpteur : oiseau.
Q.
- Qu'est-ce qui vous fait l'appeler « oiseau », ressemble-t-il
a un oiseau pour vous ?
R.
- II ne ressemble pas a un oiseau mais je le ressens comme un oiseau
et il est nommé par l'artiste comme un oiseau.
Q.
- Le seul fait qu'il l'ait appelé oiseau, en fait un oiseau pour
vous ?
R.
- Oui, Votre Honneur.
Q.
- Si vous l'aperceviez dans la rue, vous ne songeriez pas à
l'appeler « oiseau », n'est-ce pas ?
R.
- …
Juge
Young. - Si vous le voyiez dans une forêt, vous n'en prendriez pas
une photo n'est-ce pas ?
Témoin.
- Non, Votre Honneur.
Q.
- Répondez à ma question, voulez-vous? Si vous l'aviez aperçu
n'importe où et que vous n'ayez jamais entendu personne l'appeler «
oiseau », vous ne l'auriez pas appelé « oiseau » ?
R.
- Non, Monsieur le Président.
Q.
- Voyez-vous une quelconque fonction utilitaire à cet objet ?
R.
- Aucune.
Q.
- Lui voyez-vous ne serait-ce qu'un seul usage ou une quelconque
finalité ?
R.
- Non, aucun.
Q.
- En fait, vous ne concevez pas qu'il puisse ressortir à l'article
399 ?
Me
Higginbotham - Objection. Il s'agit d'un point de loi.
At.
C. J. Lane - La Cour a demandé au témoin s'il considérait que ceci
est un oiseau et je lui demande si l'objet peut servir d'ustensile
ménager ou être utilisé dans une cuisine ou un hôpital.
At.
Higginbotham - Objection. Le témoin n’est pas qualifié pour
répondre à cette question..
Juge
Waite - Je pense qu'il est qualifié en tant qu'artiste pour exprimer
une opinion sur le fait de savoir s'il s'agit d’une œuvre d'art.
Q.
- Titre mis à part, dites-nous si ceci est une œuvre d'art et obéit
à un principe esthétique sous-jacent, indépendamment du titre.
R.
- Oui.
Q.
- Veuillez expliciter votre réponse, je vous prie.
R.
- D'un point de vue technique, tout d'abord, elle a une forme et une
apparence ; c'est un objet en trois dimensions créé par un artiste
; ses proportions sont harmonieuses, ce qui me procure une émotion
esthétique, le sentiment d'une grande beauté. Cet objet possède
cette qualité. C'est pourquoi je l'ai acheté. M. Brancusi, de mon
point de vue, a tenté d'exprimer quelque chose de beau. Cet oiseau
me donne la sensation d'un vol rapide. A l'origine, il n'était pas
ce qu'il est aujourd'hui. Pendant vingt ans, l'artiste a travaillé à
cette chose, la modifiant, l'épurant, pour arriver à cet état et
les lignes et les formes sont l'expression d'un oiseau, les lignes
suggérant son essor vers le ciel.
Q.
- D'après ce que je comprends, il ne faut pas beaucoup d’imagination
pour concevoir que ceci est effectivement un oiseau en vol, prenant
son essor ou volant dans les airs.
R.
- Je ne dis pas que c'est un oiseau en vol ; je dis qu'il suggère un
oiseau dans l'espace.
Juge
Waite - Je ne vois pas la nécessite de perdre du temps à prouver
que ceci est un oiseau. S'il s'agit d'une œuvre d'art, d'une
sculpture, elle ressortit à cet article. Il n'existe aucune loi à
ma connaissance qui stipule qu'un objet doive représenter la forme
humaine ou une forme animale particulière ou un objet inanimé, mais
seulement qu'il représente une œuvre d'art, une sculpture. […]
Jacob
Epstein, sculpteur, interrogé par C. J. Lane, Me Higgenbotlum et le
juge Waite.
Q.
- Où demeurez-vous, M. Epstein ?
R.
- A New York.
Q.
- Quelle est votre profession ?
R.
- Je suis sculpteur.
Q.
- Depuis quand exercez-vous ce métier ?
R.
- Je suis sculpteur depuis trente ans à New York, Paris et Londres.
Q.
- M. Epstein, voulez-vous dire à la Cour où vous êtes exposé, vos
travaux j'entends ?
R.
- J’ai une de mes sculptures, et je suis fier de le dire, au
Metropolitan Museum of Art, dans cette ville. A Londres, à la Tate
Gallery qui est en Grande-Bretagne le musée d'art moderne. J'ai
aussi des œuvres dans les musées de Manchester, de Glasgow, de
Dundee, et à la National Gallery d'Irlande à Dublin, ainsi qu'au
musée d'Aberdeen.
Q.
- Et vous êtes également présent à Hyde Park ?
R.
- Oui, une de mes œuvres se trouve à Hyde Park, à Londres.
Q.
- M. Epstein, connaissez-vous un dénommé Constantin Brancusi ?
R.
- Oui, je connais l’œuvre de Constantin Brancusi depuis quinze
ans.
Q.
- Je parlais de l'homme.
R.
- Je l'ai connu il y a quinze ans. Je l'ai rencontré de loin en loin
à Paris et à Londres.
Q. - Son œuvre vous est-elle familière ?
Q. - Son œuvre vous est-elle familière ?
R.
- Parfaitement familière.
Q.
- Constantin Brancusi est-il un sculpteur ?
R.
- A mon avis oui, un oui catégorique.
Q.
- Est-ce ainsi qu'on le considère dans le monde de l'art ?
R.
- C’est ainsi qu'on le considère dans le monde de l’art.
Me
Higginbotham - Objection au « monde de l’art ».
Juge
Young - Limitons-nous à ce qu'il sait personnellement.
Juge
Waite - Quelle est sa réputation parmi les artistes, les gens
qui sont des artistes, reconnus, comment le considèrent-ils en tant
qu'artiste ?
Témoin
- Je dirais qu'il est tenu pour un très grand artiste.
Q.
- Vous avez déclaré que vous exercez le métier de sculpteur depuis
trente ans ? Dans quelles écoles avez-vous fait vos études ?
R.
- J'ai d'abord été élève ici-même à l'Art Students League de
New York ; de là je suis allé à l'École nationale des beaux-arts
à Paris et à l'Académie des beaux-arts que j'ai fréquenté
pendant six mois. Après quoi, j'ai suivi des cours à la National
School pendant environ deux ans.
Q.
- Avez-vous obtenu un diplôme ou un certificat de ces écoles ?
R.
- Je ne crois pas que ces écoles délivrent des diplômes.
Q.
- Je ne vous demande pas ce que vous croyez, mais si vous en avez
obtenu un.
R.
- Je n'ai jamais entendu parler de diplôme. [...]
Q.
- En vous fondant sur votre formation et l’expérience acquise dans
les différentes écoles et académies, considérez-vous que ceci est
une œuvre d'art ?
R.
- Oui, très certainement.
Q.
- Vous déclarez que vous tenez ceci pour une œuvre d'art,
voulez-vous avoir l'amabilité de nous dire pourquoi ?
R.
- Eh bien, elle flatte mon sens de la beauté, me procure un
sentiment de plaisir, elle est l'œuvre d'un sculpteur, elle a à mes
yeux un grand nombre de qualités... mais elle constitue en soi un
très bel objet. Pour moi, c'est une œuvre d'art...
Q.
- Ainsi, si nous avions une barre en laiton, polie à la perfection,
incurvée de façon plus ou moins symétrique et harmonieuse, ce
serait une œuvre d'art ?
R.
- Ce pourrait être une œuvre d'art.
Q.
- Qu'elle soit faite par un sculpteur ou par un ouvrier ?
R.
- Un ouvrier ne peut pas créer la beauté.
Q.
- Vous voulez dire qu'un ouvrier de premier ordre, muni d'une lime et
d'outils à polir, une fois coulée cette pièce à conviction n° 1,
serait incapable de la polir et d'arriver au même résultat ?
R.
- II pourrait la polir mais il ne pourrait la concevoir. Toute la
question est là. Il ne peut concevoir ces lignes particulières qui
lui confèrent cette beauté unique. C'est cela la différence entre
un ouvrier et un artiste ; il ne conçoit pas comme le fait un
artiste.
Juge
Waite - S'il était capable de créer, il cesserait d'être ouvrier
pour devenir artiste ?
R.
- C'est exact : il deviendrait artiste.
Extraits de : Brancusi
contre États-unis, trad. Jocelyne de
Pass, ed. Adam Biro, 1995, pp. 15-19 et pp. 24-27.
Questions :
- Décrivez de façon neutre l’objet du litige.
- Sur quels critères objectifs cherche-t-on à établir si l'Oiseau de Brancusi est ou non une œuvre d'art ?
- Sur quels critères subjectifs cherche t-on à établir si l’Oiseau de Brancusi est ou non une œuvre d'art ?
- Qui semble autorisé à porter un jugement sur une œuvre d'art ?
- Qu'est-ce qui différencie le travail de l’artiste de celui de l'ouvrier ?
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