Si le langage est le propre de l'homme, d'où vient chez lui ce trait spécifique ? A-t-il une origine naturelle ou bien le langage est-il, comme les langues, un produit de la culture ? Cette question semble impossible à trancher car les origines ne se fossilisent pas. Elle ne relève donc pas de l'histoire mais d'une recherche généalogique rationnelle à laquelle Rousseau s'est essayé dans son Essai sur l'origine des langues (1761). Il propose une réflexion hypothétique sur les conditions qui ont pu faire que le langage apparaisse. Autrement dit, quel type de besoin les premières manifestations du langage articulé ont-elles satisfait ?
Le titre du chapitre 2 de cet Essai semble résumer la réponse de Rousseau : "Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions." Il semble s'inscrire dans le prolongement de l'analyse que Descartes menait dans sa Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 et dans laquelle il montrait que la parole humaine n'avait pas pour origine un besoin naturel.
Rousseau imagine en effet les hommes à l'état de nature, c'est-à-dire avant qu'ils forment des sociétés. Ils vivent éparpillés sur la terre, sans contact entre eux. Dans cet état, l'homme cherche à satisfaire ses besoins vitaux et il y parvient mieux seul qu'à plusieurs. Cet homme naturel est décrit plus précisément dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) : "je
vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais,
à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. Je le vois se
rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant
son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses
besoins satisfaits." Les besoins ne rassemblent les hommes que lorsque les fruits de la terre ne sont pas naturellement assez abondants pour dispenser les hommes d'un travail en commun. C'est la pauvreté du sol qui conduit les hommes à s'assembler. Tel est le cadre des embryons de société au sein duquel le langage va apparaître. Ce contact des hommes entre eux conduit au développement d'une vie affective dont ils ignoraient tout jusqu'alors. Alors qu'à l'état de nature, l'homme n'a de relations avec les autres que d'un point de vue instinctif, dès qu'une société se forme les individus ont un commerce plus fréquent, leurs sentiments naissent et se développent. Il est nécessaire dès lors de trouver un moyen de les exprimer : la parole les mots.
Les premiers mots n'exprimaient donc pas un besoin ou un instinct mais ont une origine culturelle. Ils n'expriment donc rien de l'ordre de la rationalité ou des conceptions abstraites, mais leurs origines n'en est pas pour autant l'instinct. Ainsi pour Rousseau, l'origine des langues est inexplicable si l'on s'en tient au monde mécanique et physiques du besoin pour lequel le geste suffit à communiquer. L'origine du langage doit se trouver au sein d'une analyse psychologique.
Une très bonne analyse de la thèse de Rousseau se trouve sur le site d'une collègue.
Même si la question de l'origine du langage dépasse le domaine des faits, les biologistes et les paléontologues modernes ont apporté quelques éléments de réponse au lien indissoluble entre hommes et langage. Théodore Monod dans Le hasard et la nécessité a montré le couplage étroit entre le développement du système nerveux et la performance du langage. Ce dernier est à la fois le produit de cette évolution mais aussi sa condition. Leroi-Gourhan a montré, quant à lui, dans Le geste et la parole que le passage de la progression avec appui sur les membres avant à la position verticale n'a pas eu pour seule conséquence une augmentation du volume du cerveau chez nos ancêtres mais surtout un développement neuropsychiques ayant rendu possible l'apparition de cette faculté que l'on appelle le langage :
- les néandertaliens disposaient d'un langage leur permettant d'exprimer le concret, de communiquer au cours d'une action commune et de la production d'objets techniques.
- les archanthropiens disposer d'un langage servant aussi à la transmission de symboles de l'action sous la forme de récit.
- les paléanthropiens disposaient d'un langage dépassant le concret et pouvant exprimer des pensées religieuses.
Ainsi s'interroger sur ce qu'est le langage, c'est s'interroger sur la nature humaine elle-même.