mercredi 20 février 2013

Quelle est l'origine du langage ?

Si le langage est le propre de l'homme, d'où vient chez lui ce trait spécifique ? A-t-il une origine naturelle ou bien le langage est-il, comme les langues, un produit de la culture ? Cette question semble impossible à trancher car les origines ne se fossilisent pas. Elle ne relève donc pas de l'histoire mais d'une recherche généalogique rationnelle à laquelle Rousseau s'est essayé dans son Essai sur l'origine des langues (1761). Il propose une réflexion hypothétique sur les conditions qui ont pu faire que le langage apparaisse. Autrement dit, quel type de besoin les premières manifestations du langage articulé ont-elles satisfait ? 
Le titre du chapitre 2 de cet Essai semble résumer la réponse de Rousseau : "Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions." Il semble s'inscrire dans le prolongement de l'analyse que Descartes menait dans sa Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 et dans laquelle il montrait que la parole humaine n'avait pas pour origine un besoin naturel.
Rousseau imagine en effet les hommes à l'état de nature, c'est-à-dire avant qu'ils forment des sociétés. Ils vivent éparpillés sur la terre, sans contact entre eux. Dans cet état, l'homme cherche à satisfaire ses besoins vitaux et il y parvient mieux seul qu'à plusieurs. Cet homme naturel est décrit plus précisément dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) : "je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits." Les besoins ne rassemblent les hommes que lorsque les fruits de la terre ne sont pas naturellement assez abondants pour dispenser les hommes d'un travail en commun. C'est la pauvreté du sol qui conduit les hommes à s'assembler. Tel est le cadre des embryons de société au sein duquel le langage va apparaître. Ce contact des hommes entre eux conduit au développement d'une vie affective dont ils ignoraient tout jusqu'alors. Alors qu'à l'état de nature, l'homme n'a de relations avec les autres que d'un point de vue instinctif, dès qu'une société se forme les individus ont un commerce plus fréquent, leurs sentiments naissent et se développent. Il est nécessaire dès lors de trouver un moyen de les exprimer : la parole les mots.
Les premiers mots n'exprimaient donc pas un besoin ou un instinct mais ont une origine culturelle. Ils n'expriment donc rien de l'ordre de la rationalité ou des conceptions abstraites, mais leurs origines n'en est pas pour autant l'instinct. Ainsi pour Rousseau, l'origine des langues est inexplicable si l'on s'en tient au monde mécanique et physiques du besoin pour lequel le geste suffit à communiquer. L'origine du langage doit se trouver au sein d'une analyse psychologique.
Une très bonne analyse de la thèse de Rousseau se trouve sur le site d'une collègue.
Même si la question de l'origine du langage dépasse le domaine des faits, les biologistes et les paléontologues modernes ont apporté quelques éléments de réponse au lien indissoluble entre hommes et langage. Théodore Monod dans Le hasard et la nécessité a montré le couplage étroit entre le développement du système nerveux et la performance du langage. Ce dernier est à la fois le produit de cette évolution mais aussi sa condition. Leroi-Gourhan a montré, quant à lui, dans Le geste et la parole que le passage de la progression avec appui sur les membres avant à la position verticale n'a pas eu pour seule conséquence une augmentation du volume du cerveau chez nos ancêtres mais surtout un développement neuropsychiques ayant rendu possible l'apparition de cette faculté que l'on appelle le langage :
  • les néandertaliens disposaient d'un langage leur permettant d'exprimer le concret, de communiquer au cours d'une action commune et de la production d'objets techniques.
  • les archanthropiens disposer d'un langage servant aussi à la transmission de symboles de l'action sous la forme de récit.
  • les paléanthropiens disposaient d'un langage dépassant le concret et pouvant exprimer des pensées religieuses.
Ainsi s'interroger sur ce qu'est le langage, c'est s'interroger sur la nature humaine elle-même. 

La parole peut-elle être un instrument de domination ?

Ce sujet de dissertation proposé en 2008 aux séries ES, invite à réfléchir à la puissance du langage. On invite parfois les gens (et fréquemment les élèves...) à arrêter de parler pour se mettre à agir, comme si parler consistait à ne rien faire, comme si la parole était sans effets sur le monde et sur les autres. Or ce sujet parle de domination dont l'étymologie renvoie à la relation d'un maître (dominus) et d'un esclave (servus), il faut donc se demander dans quelle mesure la parole, et plus généralement le langage, est un moyen de maîtrise de la réalité, mais également un moyen de soumettre les autres hommes à nos désirs ou nos volontés (en réfléchissant par exemple à la persuasion et la conviction). Dans tous les cas la parole semble dotée d'un pouvoir et qui la maîtrise s'en voit de ce fait do. C'est ce dont Alice prend conscience lors de son échange avec Humpty-Dumpty dans La traversée du miroir de Lewis Carrol. Je laisse l'extrait dans sa langue originale car il est aisé à comprendre.

 
However, the egg only got larger and larger, and more and more human: when she had come within a few yards of it, she saw that it had eyes and a nose and mouth; and, when she had come close to it, she saw clearly that it was Humpty Dumpty himself. `It can't be anybody else!' she said to herself. `I'm as certain of it, as if his name were written all over his face!'
It might have been written a hundred times, easily, on that enormous face. Humpty Dumpty was sitting, with his legs crossed like a Turk, on the top of a high wall - such a narrow one that Alice quite wondered how he could keep his balance - and, as his eyes were steadily fixed in the opposite direction, and he didn't take the least notice of her, she thought he must be a stuffed figure, after all.
`And how exactly like an egg he is!' she said aloud, standing with her hands ready to catch him, for she was every moment expecting him to fall.
`It's very provoking,' Humpty Dumpty said after a long silence, looking away from Alice as he spoke, `to be called an egg - very!'
`I said you looked like an egg, Sir,' Alice gently explained. `And some eggs are very pretty, you know,' she added, hoping to turn her remark into a sort of compliment.
`Some people,' said Humpty Dumpty, looking away from her as usual, `have no more sense than a baby!'
Alice didn't know what to say to this: it wasn't at all like conversation, she thought, as he never said anything to her; in fact, his last remark was evidently addressed to a tree - so she stood and softly repeated to herself:
`Humpty Dumpty sat on a wall:
Humpty Dumpty had a great fall.
All the King's horses and all the King's men
Couldn't put Humpty Dumpty in his place again.'
[...]
`Don't stand chattering to yourself like that,' Humpty Dumpty said, looking at her for the first time, `but tell me your name and your business.'
`My name is Alice, but...'
`It's a stupid name enough!' Humpty Dumpty interrupted impatiently. `What does it mean?'
`Must a name mean something?' Alice asked doubtfully.
`Of course it must,' Humpty Dumpty said with a short laugh: `my name means the shape I am - and a good handsome shape it is, too. With a name like yours, you might be any shape, almost.' […]
`And only one for birthday presents, you know. There's glory for you!'
`I don't know what you mean by "glory",' Alice said.
Humpty Dumpty smiled contemptuously. `Of course you don't - till I tell you. I meant "there's a nice knock-down argument for you!"'
`But "glory" doesn't mean "a nice knock-down argument",' Alice objected.
`When I use a word,' Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, `it means just what I choose it to mean - neither more nor less.'
`The question is,' said Alice, `whether you can make words mean so many different things.'
`The question is,' said Humpty Dumpty, `which is to be master - that's all.'

Si le rapport des mots aux choses est conventionnel alors il est possible de changer cette convention et d'associer d'autres sons, donc d'autres mots, aux choses. Mais rebaptiser les choses fait peser sur le langage le risque de l'incompréhension. Nous nous comprenons parce qu'il y a une relation stable entre les mots et les choses, si elle change, au gré de désirs de chacun, alors elle devient complètement arbitraire et il n'est plus possible de communiquer. C'est le risque que Humpty-Dumpty fait peser sur le langage. Alice ne comprend pas ce qu'il entend par "gloire" car il n'emploie pas ce mot dans son acception courante. Humpty-Dumpty se crée un langage. Alice, pleine de bon sens, répond qu'il ne peut faire qu'un mot signifie autre chose que ce qu'il signifie pour tous. Et Humpty-Dumpty répond que c'est une question de pouvoir.
Il suffit de penser en effet que le pouvoir politique conduit parfois à rebaptiser des villes afin de manifester sa puissance et d'exprimer une idéologie. Saint-Pétersbourg s'appela Pétrograd de 1914 à 1924, puis Léningrad de 1924 à 1991.
Ainsi le langage est un instrument de pouvoir mais à la condition que le sujet parlant se soumette lui-même à l'ordre du langage (sa nomenclature, sa syntaxe) qui est un ordre commun. On ne commande avec les mots qu'en se soumettant au langage lui-même.

Les mots nous éloignent-ils des choses ?

Nous avons réfléchi à cette question dans la séance 2 du cours sur le langage et nous avons évoqué un dialogue de Platon : Cratyle. Je reviens sur ce texte difficile, le problème qui y est abordé et les réponses apportées par chaque interlocuteur.
Ce dialogue traite de la justesse des noms, c'est-à-dire de leur caractère naturel ou conventionnel. Il ne s'agit cependant pas de savoir si les noms sont justes mais quelles raisons ont présidé à leur dénomination. Autrement dit de se demander pourquoi appeler telle chose "table" et non "lit" et si le nom que nous donnons aux choses est bien choisi. C'est une question à laquelle les penseurs contemporains de Platon ont apporté une réponse. 
Les sophistes, comme Gorgias (né vers 480 av. J.-C.), affirment que les noms sont attribués aux choses par convention. Le langage a pour eux une fonction essentielle : agir sur les autres hommes par le biais de la conviction de la persuasion. Le langage n'a donc pas pour fonction de révéler l'être des choses. C'est pourquoi, les sophistes apprennent à leurs élèves la rhétorique, c'est-à-dire l'art de manier les mots.
Pour Protagoras (v. 490-420 av. J.-C.), les choses se révèlent dans la sonorité des noms car la vérité est à chercher dans la sensation.
Chacune de ces deux positions est défendues dans le dialogue par un personnage respectif. Hermogène commence par soutenir la thèse que l'association des noms et des choses est conventionnelle.
Le personnage de Cratyle soutient que cette association repose sur la nature même de la chose. Il y a entre le nom et la chose un accord profond car c'est la chose même qui apparaît dans le nom qui est le sien. Il s'agit d'une thèse naturaliste qui peut être justifiée par l'étymologie des mots mais aussi par le symbolisme des sons. Le son "i" indique la légèreté, la finesse, la capacité de traverser toutes choses, tandis que le son "l" indique le glissement, l'onctuosité.
Malgré leur opposition, ces deux thèses se rejoignent car elles conduisent à affirmer qu'il y a identité (qu'elle soit conventionnelle naturelle) entre la parole et l'être. Dès lors l'erreur et mensonge n'existent pas
L'Académie de Platon, mosaïque retrouvée à Pompéi,  Ier siècle, Musée archéologique national, Naples
Platon, par l'intermédiaire du personnage de Socrate, va reprendre ces deux théories pour les critiquer ironiquement et surtout montrer qu'il y a un hiatus profond entre la parole et l'être. Cependant, il semble plutôt partisan de la thèse naturaliste car il fait dire à Socrate : « Moi aussi, je me plais à penser que les noms sont, autant que possible, semblables aux choses ; mais, à vrai dire, cette pêche à la ressemblance risque d'être laborieuse (pour reprendre le mot d'Hermogène). Je crains donc qu'on ne soit contraint de recourir aussi à ce moyen grossier qu'est la convention pour arriver à la rectitude des noms. » (435c)
Cependant, le dialogue est aporétique : il ne se conclut pas par une solution définitive. C'est pourquoi, Genette dans Mimologiques peut affirmer que : « Socrate, lui, ne "propose" rien pour "en sortir" (du conflit entre Cratyle et Hermogène), ayant sans doute ses raisons, dont la plus forte est peut-être qu'il vaut mieux tout compte fait "y rester". Rester mécontent. Il préfère, pour finir, souhaiter à Cratyle un bonne route en compagnie...d'Hermogène.»
L'objectif de Platon dans ce dialogue est de critiquer une philosophie (la sophistique) qui s'arrête au langage au lieu d'aller aux choses elles-mêmes. Le mot n'est qu'un instrument qui peut et doit être dépassé. Il n'existe donc pas de langue parfaite et si nous cherchons la vérité, ce n'est pas dans les mots que nous la trouverons. Ils ne constituent donc pas le point de départ de la recherche philosophique de l'être.

Quel besoin avons-nous de chercher la vérité ?

Ce sujet de dissertation proposé aux séries technologiques en 2006, pose la question de l'origine de la recherche de la vérité en proposant une hypothèse : celle du besoin. Or un besoin est ce dont on ne peut pas se passer, ce qui est nécessaire au sens de vital, comme le besoin de boire ou de se nourrir. Si la recherche de la vérité est un besoin, dès lors l'homme ne peut vivre en dehors de la vérité. Il conviendrait alors de se demander si l'homme ne peut pas tolérer l'ignorance, l'erreur ou le mensonge qui sont autant de contraires de la vérité. De plus, il faudrait que la vérité lui soit accessible. Et qu'est-ce que la vérité si elle est ce dont l'homme a besoin ?
Si la recherche de la vérité n'est pas de l'ordre du besoin, peut être relève-t-elle plus du désir ? Cette alternative à l'hypothèse du sujet permet de garder l'idée d'une force chez le sujet qui le pousse vers la conquête de la vérité sans tomber cependant dans les difficultés liées à la notion de besoin.
L'une des références les plus riches pour une telle réflexion se trouve chez Descartes. On connait le philosophe français comme ayant fondé sa fameuse méthode lui permettant avec optimisme de se mettre à la recherche de la vérité. Se pose cependant la question de l'origine de cette méthode. Y a-t-il une méthode permettant de forger une méthode d'accès la vérité ? Mais poser cette question conduit à une régression à l'infinie car il faut que la méthode permettant de forger la méthode soit elle-même fondée de façon méthodique. Si la méthode permet à la raison de s'appliquer avec efficacité à toutes choses, elle ne semble pas être elle-même issue de la raison. Dans le Discours de la méthode, Descartes ne justifie pas son existence d'un point de vue rationnel mais plutôt d'un point de vue pratique. La méthode aurait été forgée à partir de ses expériences personnelles. Elle consisterait en un ensemble de généralisations. N'est-ce pas dès lors remettre en cause son origine et ainsi son pouvoir de dévoilement de la vérité ? Non répond Descartes car leur efficacité, leur pouvoir heuristique, prouve leur bien-fondé.
Il faut savoir que la recherche chez Descartes d'une science universelle appuyée sur "la raison, ratio, qui suppose une manière stricte de conduire ses pensées par ordre" a pour origine "une sorte d'enthousiasme naturaliste et magique" (Alquié, Leçons sur Descartes, p. 19). Dans la nuit du 10 novembre 1619, Descartes fait trois rêves successifs qu'il interpréta comme une confirmation de sa recherche "d'une science admirable." Ainsi la recherche de la vérité appuyée sur une démarche consciente, rationnelle et méthodique trouve un fondement dans l'enthousiasme spontané et la confiance toute particulière que Descartes accorde à son propre génie, son ingenium, qui "doit pouvoir pénétrer, par sa propre force, dans la nature des choses, nature avec laquelle ils se sont comme mystérieusement accordé." (Alquié, ibid).
Antonio Pereda, Le Songe du gentilhomme, 1655, Academia San Fernando, Madrid
Voici le récit de ces trois rêves tels qu'ils sont rapportés par le premier biographe de Descartes. Le texte est long car il comporte la description des trois rêves suivis de leur interprétation puis des décisions que Descartes prit à leur suite. J'ai mis en gras ce qui ne relève pas d'une démarche rationnelle mais d'un enthousiasme quasi mystique.

[M. Descartes] nous apprend que le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s'étant couché tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut. [1er songe] Après s'être endormi, son imagination se sentit frappée de la représentation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui, et qui l'épouvantèrent de telle sorte que, croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait aller, parce qu'il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais il sentit un vent impétueux qui, l'emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l'épouvanta. La difficulté qu'il avait de se traîner faisait qu'il croyait tomber à chaque pas, jusqu'à ce qu'ayant aperçu un collège ouvert sur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite et un remède à son mal. Il tâcha de gagner l'église du collège où sa première pensée était d'aller faire sa prière, mais s'étant aperçu qu'il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut retourner sur ses pas pour lui faire civilité et il fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre l'église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l'appela par son nom en des termes civils et obligeants et lui dit que s'il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. M. Descartes s'imagina que c'était un melon qu'on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit d'avantage fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne autour de lui pour s'entretenir étaient droits et fermes sur leurs pieds, quoiqu'il fût toujours courbé et chancelant sur le même terrain et que le vent qui avait pensé le renverser plusieurs fois eût beaucoup diminué. Il se réveilla sur cette imagination et il sentit à l'heure même une douleur effective qui lui fit craindre que ce ne fût l'opération de quelque mauvais génie qui l'aurait voulu séduire. Aussitôt il se retourna sur le côté droit, car c'était sur le gauche qu'il s'était endormi et qu'il avait eu le songe. Il fit une prière à Dieu pour demander d'être garanti du mauvais effet de son songe et d'être préservé de tous les malheurs qui pourraient le menacer en punition de ses péchés, qu'il reconnaissait pouvoir être assez griefs pour attirer les foudres du ciel sur sa tête, quoiqu'il eût mené jusques-là une vie assez irréprochable aux yeux des hommes.
      Dans cette situation il se rendormit après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. [2ème songe] Il lui vint aussitôt un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu'il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut le réveilla sur l'heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d'autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit d'avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi sa frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme.
      [3ème songe] Un moment après il eut un troisième songe, qui n'eut rien de terrible comme les deux premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table sans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit et, voyant que c'était un dictionnaire, il en fut ravi dans l'espérance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des poésies de différents auteurs, intitulé Corpus poetarum etc. Il eut la curiosité d'y vouloir lire quelque chose et à l'ouverture du livre il tomba sur le vers « Quod vitae sectabor iter ? Etc. » [« Quelle voie suivrai-je dans la vie ? »]. Au même moment il aperçut un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par « Est et non » , et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M. Descartes lui dit qu'il savait ce que c'était et que cette pièce était parmi les idylles d'Ausone qui se trouvaient dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme et il se mit à feuilleter le livre dont il se vantait de connaître parfaitement l'ordre et l'économie. Pendant qu'il cherchait l'endroit, l'homme lui demanda où il avait pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvait lui dire comment il l'avait eu, mais qu'un moment auparavant il en avait manié encore un autre qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n'avait pas achevé qu'il revit paraître le livre à l'autre bout de la table. Mais il trouva que ce dictionnaire n'était plus entier comme il l'avait vu la première fois. Cependant il en vint aux poésies d'Ausone, dans le recueil des poètes qu'il feuilletait et, ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et non », il dit à cet homme qu'il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle-là et qu'elle commençait par « Quod vitae sectabor iter ? ». La personne le pria de la lui montrer et M. Descartes se mettait en devoir de la chercher lorsqu'il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu'il n'était pas de la même impression que celui qu'il connaissait. Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. [Analyse des rêves] Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé Corpus poetarum marquait en particulier et d'une manière plus distincte la philosophie et la sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme et à la force de l'imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant même que ne peut faire la raison dans les philosophes. M. Descartes, continuant d'interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu'on doit choisir, et qui commence par « Quod vitae sectabor iter ? », marquait le bon conseil d'une personne sage ou même la théologie morale. Là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée. Par les poètes rassemblés dans le recueil il entendait la révélation et l'enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers « Est et non », qui est « Le oui et le non » de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes. Voyant que l'application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que les petits portraits de taille-douce qu'il avait trouvés dans le second livre, il n'en chercha plus l'explication après la visite qu'un peintre italien lui rendit dès le lendemain.
      Ce dernier songe, qui n'avait eu rien que de fort doux et de fort agréable, marquait l'avenir selon lui et il n'était que pour ce qui devait lui arriver dans le reste de sa vie. Mais il prit les deux précédents pour des avertissements menaçants touchant sa vie passée qui pouvait n'avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. Et il crut que c'était la raison de la terreur et de l'effroi dont ces deux songes étaient accompagnés. Le melon dont on voulait lui faire présent dans le premier songe signifiait, disait-il, les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines. Le vent qui le poussait vers l'église du collège, lorsqu'il avait mal au côté droit, n'était autre chose que le mauvais génie qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d'aller volontairement. C'est pourquoi Dieu ne permit pas qu'il avançât plus loin et qu'il se laissât emporter même en un lieu saint par un esprit qu'il n'avait pas envoyé, quoiqu'il fût très persuadé que c’eut été l'esprit de Dieu qui lui avait fait faire les premières démarches vers cette église. L'épouvante dont il fut frappé dans le second songe marquait, à son sens, sa syndérèse, c'est-à-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu'il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu'alors. La foudre dont il entendit l'éclat était le signal de l'esprit de vérité qui descendait sur lui pour le posséder.
      Cette dernière imagination tenait assurément quelque chose de l'enthousiasme et elle nous porterait volontiers à croire que M. Descartes aurait bu le soir avant que de se coucher. En effet c'était la veille de Saint Martin, au soir de laquelle on avait coutume de faire la débauche au lieu où il était, comme en France. Mais il nous assure qu'il avait passé le soir et toute la journée dans une grande sobriété, et qu'il y avait trois mois entiers qu'il n'avait bu de vin. Il ajoute que le génie qui excitait en lui l'enthousiasme, dont il se sentait le cerveau échauffé depuis quelques jours, lui avait prédit ces songes avant que de se mettre au lit et que l'esprit humain n'y avait aucune part.
      Quoi qu'il en soit, l'impression qui lui resta de ces agitations lui fit faire le lendemain diverses réflexions sur le parti qu'il devait prendre. L'embarras où il se trouva le fit recourir à Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté de vouloir l'éclairer et le conduire dans la recherche de la vérité. Il s'adressa ensuite à la sainte Vierge pour lui recommander cette affaire qu'il jugeait la plus importante de sa vie. Et pour tâcher d'intéresser cette bien-heureuse mère de Dieu d'une manière plus pressante, il prit occasion du voyage qu'il méditait en Italie dans peu de jours pour former le vœu d'un pèlerinage à Notre-Dame De Lorette. Son zèle allait encore plus loin et lui fit promettre que, dès qu'il serait à Venise, il se mettrait en chemin par terre pour faire le pèlerinage à pied jusqu'à Lorette, que si ses forces ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l'extérieur le plus dévot et le plus humilié qu'il lui serait possible pour s'en acquitter. Il prétendait partir avant la fin de novembre pour ce voyage. Mais il paraît que Dieu disposa de ses moyens d'une autre manière qu'il ne les avait proposés. Il fallut remettre l'accomplissement de son vœu à un autre temps, ayant été obligé de différer son voyage d'Italie pour des raisons que l'on n'a point sues et ne l'ayant entrepris qu'environ quatre ans depuis cette résolution.
      Son enthousiasme le quitta peu de jours après et, quoique son esprit eût repris son assiette  ordinaire et fût rentré dans son premier calme, il n'en devint pas plus décisif sur les résolutions qu'il avait à prendre. 

Crâne de Descartes, Musée de l'homme, Paris
Ce récit dresse un portrait peu cartésien de Descartes lui-même. Si "la découverte de la science admirable fut, selon ce récit, l’œuvre de la journée, non de la nuit" (note de Alquié dans son édition des Œuvres philosophiques de Descartes, Éditions Classiques Garnier, tome 1, p.52), ce sont bien les songes qui confirment Descartes dans son intuition et le poussent à engager sa vie dans la recherche de la vérité. Il est à noter, de plus, que Descartes ne se sépara jamais du récit de ces trois rêves, comme s'il pouvait y retourner constamment comme à la source et à la confirmation de sa vocation. 
Si la recherche de la vérité relève d'un besoin (ou d'un désir), s'agit-il d'une pulsion singulière ou bien d'une caractéristique générale des hommes ? Dans les Olympiques, Descartes considère que son génie particulier (son ingenium) le pousse à rechercher la nature des choses et ainsi à construire une science générale. Au contraire dans son Discours de la méthode, il montre que la raison (ratio), conduite avec ordre, c'est-à-dire avec méthode, peut conduire tout homme à la découverte de la vérité. Cependant, le texte du Discours oscille fréquemment entre ces deux réponses.

La pluralité des langues est-elle un obstacle à la communication ?

Nous avons vu dans le cours que si le langage est universel, les langues sont particulières (voir carte ci-dessous). Les hommes parlent entre 3000 et 4000 langues différentes. Il est difficile de préciser car la différence entre langue et dialecte n'est pas nette. Un dialecte est l'entité régionale d'une langue (le picard et le ch'ti ne sont pas des langues mais des dialectes).
Carte de la répartition des différentes familles de langues
L'origine de cette diversité reste inexpliquée bien que très nombreuses hypothèses, tout aussi diverses que contradictoires, aient été émises, au point que lors de sa fondation en 1866, la Société linguistique de Paris avait décidé d’inscrire dans ses statuts l’interdiction de toute communication sur l’origine du langage. 
Y a-t-il eu une "langue mère", matrice de toutes les  autres ? Si oui, comment en être scientifiquement assuré  et à quoi pouvait-elle ressembler ? Les linguistes sont aujourd’hui capables de répartir les langues en familles en identifiant entre elles des parentés, par exemple les langues indo-européennes dont le territoire s'étend de l'Oural aux Açores et de l'Islande à l'Inde. Ils parviennent ainsi à constituer l'arbre généalogiques des langues, appelés phylum (voir schéma ci-dessous).
La recherche rationnelle ne semble pas pouvoir aller au-delà de cette répartition, de ce classement. L'imagination le peut. L'origine des langues fait en effet l'objet de nombreux mythes, tout particulièrement celui de la tour de Babel. 
Dans la tradition biblique, la diversité des langues y apparait comme une punition divine de la démesure des hommes (les grecs de l'Antiquité parleraient d'hybris). L'efficacité de la collaboration des hommes, rendue possible par le partage d'une seule et même langue, les conduisit à élever une tour aussi haute que le ciel. Dieu mit fin à cette entreprise impie en instaurant la diversité des langues. Voici le texte de la Genèse (11, 1-9) :
" Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.

Comme les hommes se déplaçaient à l'orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent.

Ils se dirent l'un à l'autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.

Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !

Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties.

Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.

Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres.

Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.

Aussi la nomma-t-on Babel, car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est de là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre."
Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569),  La Tour de Babel, 1563, Kunsthistorisches Museum, Vienne
 Ce récit a inspiré et inspire encore de nombreux artistes, comme l'a montré l'exposition récente au Palais des Beaux-arts de Lille. Dans le tableau ci-dessus Bruegel choisit de montrer la tour pendant sa construction, il souligne donc le savoir et la collaboration des hommes, mais dans le ciel un nuage noir se dessine présageant le châtiment divin. La diversité des langues peut en effet apparaître comme un obstacle à la communication. Elle rend impossible ce pourquoi le langage est fait : communiquer. Comment en effet communiquer quand les interlocuteur n'ont pas de langue commune ? Il faut traduire. Mais comme le dit la langue italienne traduttore traditore, traduire, c'est trahir. Mais n'est-ce pas aussi un moyen pour les différentes langues de s'enrichir mutuellement ? Aucune langue n'est pure, elles portent toutes des traces d'acculturations linguistiques. Le roman Le premier mot de Vassilis Alexakis en donne la preuve : 
 "Effrayé par la guerre, le maréchal félon abandonne son étendard, son arquebuse et sa hache, et s'épanouit au bordel du marquis normand. " Tous ces termes sont des emprunts faits aux langues germaniques, qui appartiennent à la famille indo-européenne. Tu veux entendre quelques mots d'origine arabe ? "Quand il a le cafard, le caïd des mafieux sirote de l'alcool d'abricot en se massant la nuque." 
On peut dès lors se demander si la diversité des langues est un obstacle à la communication ou bien l'occasion de l'enrichir.

lundi 4 février 2013

Notre culture détermine-t-elle notre avenir ?

Comme nous l'avons vu dans le Cours 2, la culture est une donnée déterminante pour l'homme. Sans elle, l'homme n'est humain qu'au sens biologique. Or, l'hérédité biologique ne suffit pas. L'homme doit devenir humain en recevant une éducation qui lui transmet un héritage culturel. Nous devons donc bien tout à notre culture. En ce sens, elle semble déterminer l'avenir de chaque individu. Cependant, si la culture est une donnée anthropologique générale, les cultures sont très différentes les unes des autres. Dès lors, les conditions de développement matériel et économique de chaque culture déterminent-elles l'avenir de ses membres ? Cette question présuppose une forme de matérialisme : les modes de vie, les relations économiques, les structures sociales détermineraient le devenir des individus, mais aussi leurs pensées, leurs relations, leurs visions du monde. N'est-ce pas cependant nier la liberté de l'individu, c'est-à-dire sa capacité à dépasser ce qui est simplement donné par les circonstances ne dépendant pas de sa volonté ? Telle est la question que Sartre pose dans L’existentialisme est un humanisme.
Le photographe anglais James Mollison s'est intéressé dans la série intitulée Where children sleep (2010) à la chambre (ou parfois au simple lieu) où les enfants dorment dans une famille. Par cet angle d'approche, on perçoit très clairement les différences dans l'environnement matériel de ces enfants et de leurs familles, donc les différences culturelles, mais aussi par là même les différences économiques et sociales. L'enfant portraituré se révèle parfois être le reflet ou le support du statut social des parents. L'intérêt de cette série de photographie réside également dans le fait qu'elle montre au sein de quelle culture chaque enfant est élevé et dans quelle mesure l'éducation transmise  en détermine l'avenir.





Que gagnons-nous à travailler ?

La question de l'intérêt du travail a fait l'objet de plusieurs sujets de dissertation donnés au baccalauréat. En 2007, les élèves de série ES se voyaient proposer : " Que gagnons-nous à travailler ? ", tandis que les élèves de Terminale L planchaient en 2012 sur la question : " Que gagne-t-on en travaillant ? " Les différences dans les deux formulations sont négligeables, les deux sujets posent la même question. Si le travail est une torture (son étymologie y renvoie : tripalium), s'il est une malédiction (voir La Bible, "Genèse", 3, 17-19), si l'homme est par "naturellement paresseux" (dixit Rousseau dans son Essai sur l'origine des langues) , que pouvons-nous en effet retirer du travail ?
Il faut bien sûr montrer que l'homme y gagne beaucoup. Au-delà de ce qui lui est nécessaire pour survivre, il y gagne aussi la conscience de sa nature spirituelle. Mais il faut proposer un traitement équilibré de la question en montrant d'abord que l'homme y perd son temps, son énergie, sa santé. On peut alors penser à un passage du long poème de Victor Hugo intitulé Melancholia tiré du recueil Les contemplations) décrivant le travail des enfants. Ce derniers y perdent leur santé, leur innocence, leur avenir, en un mot, leur humanité.

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
O servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
O Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !



dimanche 3 février 2013

L'art est-il un moyen d'accéder à la vérité ?

Pour répondre à ce sujet de dissertation proposé aux élèves de série STI en 2011, on peut penser à se référer au texte suivant de Hegel, tiré de ses Cours d'esthétique
 
" Les événements arrivent, mais, aussitôt arrivés, ils s'évanouissent ; l’œuvre d'art leur confère de la durée, les représente dans leur vérité impérissable. L'intérêt humain, la valeur spirituelle d'un événement, d'un caractère individuel, d'une action, dans leur évolution et leurs aboutissements, sont saisis par l'œuvre d'art qui les fait ressortir d'une façon plus pure et transparente que dans la réalité ordinaire, non artistique. C'est pourquoi l'œuvre d'art est supérieure à tout produit de la nature qui n'a pas effectué ce passage par l'esprit. C'est ainsi que le sentiment et l'idée qui, en peinture, ont inspiré un paysage confèrent à cette œuvre de l'esprit un rang plus élevé que celui du paysage tel qu'il existe dans la nature. "

Pour exploiter cette citation, il faut s'appuyer sur des exemples d’œuvres d'art. D'autant plus que l'auteur se réfère implicitement à des genres picturaux : la peinture d'histoire immortalise des événements, des actions ; un portrait manifeste le caractère de l'individu ; un paysage est à la fois un ensemble d'éléments naturels et leur représentation.
Il faut bien sûr s’appuyer sur sa culture générale et, si possible, choisir les artistes contemporains de l'auteur. 
Ainsi pour la peinture d'histoire, on peut s'appuyer sur Le sacre de Napoléon de David (1748-1825), exposé au Louvre à Paris. Vous pouvez visiter deux sites pour mieux comprendre ce tableau : une mise en contexte historique et une vidéo du Louvre.



Pour le portrait, révélateur d'un caractère individuel, on pouvait se référer au tableau de Ingres (1780-1867), Mademoiselle Caroline Rivière, également au Louvre à Paris (Notice sur le site du musée).



Enfin, pour le paysage dont l'origine ne se situe pas dans la nature mais dans " le sentiment et l'idée " de l'artiste, la meilleur référence est celle des paysages de Friedrich (1774-1840). Tout particulièrement La mer de glace (voir ce site pour une analyse du tableau).