mercredi 20 février 2013

Quel besoin avons-nous de chercher la vérité ?

Ce sujet de dissertation proposé aux séries technologiques en 2006, pose la question de l'origine de la recherche de la vérité en proposant une hypothèse : celle du besoin. Or un besoin est ce dont on ne peut pas se passer, ce qui est nécessaire au sens de vital, comme le besoin de boire ou de se nourrir. Si la recherche de la vérité est un besoin, dès lors l'homme ne peut vivre en dehors de la vérité. Il conviendrait alors de se demander si l'homme ne peut pas tolérer l'ignorance, l'erreur ou le mensonge qui sont autant de contraires de la vérité. De plus, il faudrait que la vérité lui soit accessible. Et qu'est-ce que la vérité si elle est ce dont l'homme a besoin ?
Si la recherche de la vérité n'est pas de l'ordre du besoin, peut être relève-t-elle plus du désir ? Cette alternative à l'hypothèse du sujet permet de garder l'idée d'une force chez le sujet qui le pousse vers la conquête de la vérité sans tomber cependant dans les difficultés liées à la notion de besoin.
L'une des références les plus riches pour une telle réflexion se trouve chez Descartes. On connait le philosophe français comme ayant fondé sa fameuse méthode lui permettant avec optimisme de se mettre à la recherche de la vérité. Se pose cependant la question de l'origine de cette méthode. Y a-t-il une méthode permettant de forger une méthode d'accès la vérité ? Mais poser cette question conduit à une régression à l'infinie car il faut que la méthode permettant de forger la méthode soit elle-même fondée de façon méthodique. Si la méthode permet à la raison de s'appliquer avec efficacité à toutes choses, elle ne semble pas être elle-même issue de la raison. Dans le Discours de la méthode, Descartes ne justifie pas son existence d'un point de vue rationnel mais plutôt d'un point de vue pratique. La méthode aurait été forgée à partir de ses expériences personnelles. Elle consisterait en un ensemble de généralisations. N'est-ce pas dès lors remettre en cause son origine et ainsi son pouvoir de dévoilement de la vérité ? Non répond Descartes car leur efficacité, leur pouvoir heuristique, prouve leur bien-fondé.
Il faut savoir que la recherche chez Descartes d'une science universelle appuyée sur "la raison, ratio, qui suppose une manière stricte de conduire ses pensées par ordre" a pour origine "une sorte d'enthousiasme naturaliste et magique" (Alquié, Leçons sur Descartes, p. 19). Dans la nuit du 10 novembre 1619, Descartes fait trois rêves successifs qu'il interpréta comme une confirmation de sa recherche "d'une science admirable." Ainsi la recherche de la vérité appuyée sur une démarche consciente, rationnelle et méthodique trouve un fondement dans l'enthousiasme spontané et la confiance toute particulière que Descartes accorde à son propre génie, son ingenium, qui "doit pouvoir pénétrer, par sa propre force, dans la nature des choses, nature avec laquelle ils se sont comme mystérieusement accordé." (Alquié, ibid).
Antonio Pereda, Le Songe du gentilhomme, 1655, Academia San Fernando, Madrid
Voici le récit de ces trois rêves tels qu'ils sont rapportés par le premier biographe de Descartes. Le texte est long car il comporte la description des trois rêves suivis de leur interprétation puis des décisions que Descartes prit à leur suite. J'ai mis en gras ce qui ne relève pas d'une démarche rationnelle mais d'un enthousiasme quasi mystique.

[M. Descartes] nous apprend que le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s'étant couché tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut. [1er songe] Après s'être endormi, son imagination se sentit frappée de la représentation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui, et qui l'épouvantèrent de telle sorte que, croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait aller, parce qu'il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais il sentit un vent impétueux qui, l'emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l'épouvanta. La difficulté qu'il avait de se traîner faisait qu'il croyait tomber à chaque pas, jusqu'à ce qu'ayant aperçu un collège ouvert sur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite et un remède à son mal. Il tâcha de gagner l'église du collège où sa première pensée était d'aller faire sa prière, mais s'étant aperçu qu'il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut retourner sur ses pas pour lui faire civilité et il fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre l'église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l'appela par son nom en des termes civils et obligeants et lui dit que s'il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. M. Descartes s'imagina que c'était un melon qu'on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit d'avantage fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne autour de lui pour s'entretenir étaient droits et fermes sur leurs pieds, quoiqu'il fût toujours courbé et chancelant sur le même terrain et que le vent qui avait pensé le renverser plusieurs fois eût beaucoup diminué. Il se réveilla sur cette imagination et il sentit à l'heure même une douleur effective qui lui fit craindre que ce ne fût l'opération de quelque mauvais génie qui l'aurait voulu séduire. Aussitôt il se retourna sur le côté droit, car c'était sur le gauche qu'il s'était endormi et qu'il avait eu le songe. Il fit une prière à Dieu pour demander d'être garanti du mauvais effet de son songe et d'être préservé de tous les malheurs qui pourraient le menacer en punition de ses péchés, qu'il reconnaissait pouvoir être assez griefs pour attirer les foudres du ciel sur sa tête, quoiqu'il eût mené jusques-là une vie assez irréprochable aux yeux des hommes.
      Dans cette situation il se rendormit après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. [2ème songe] Il lui vint aussitôt un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu'il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut le réveilla sur l'heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d'autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit d'avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi sa frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme.
      [3ème songe] Un moment après il eut un troisième songe, qui n'eut rien de terrible comme les deux premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table sans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit et, voyant que c'était un dictionnaire, il en fut ravi dans l'espérance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des poésies de différents auteurs, intitulé Corpus poetarum etc. Il eut la curiosité d'y vouloir lire quelque chose et à l'ouverture du livre il tomba sur le vers « Quod vitae sectabor iter ? Etc. » [« Quelle voie suivrai-je dans la vie ? »]. Au même moment il aperçut un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par « Est et non » , et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M. Descartes lui dit qu'il savait ce que c'était et que cette pièce était parmi les idylles d'Ausone qui se trouvaient dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme et il se mit à feuilleter le livre dont il se vantait de connaître parfaitement l'ordre et l'économie. Pendant qu'il cherchait l'endroit, l'homme lui demanda où il avait pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvait lui dire comment il l'avait eu, mais qu'un moment auparavant il en avait manié encore un autre qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n'avait pas achevé qu'il revit paraître le livre à l'autre bout de la table. Mais il trouva que ce dictionnaire n'était plus entier comme il l'avait vu la première fois. Cependant il en vint aux poésies d'Ausone, dans le recueil des poètes qu'il feuilletait et, ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et non », il dit à cet homme qu'il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle-là et qu'elle commençait par « Quod vitae sectabor iter ? ». La personne le pria de la lui montrer et M. Descartes se mettait en devoir de la chercher lorsqu'il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu'il n'était pas de la même impression que celui qu'il connaissait. Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. [Analyse des rêves] Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé Corpus poetarum marquait en particulier et d'une manière plus distincte la philosophie et la sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme et à la force de l'imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant même que ne peut faire la raison dans les philosophes. M. Descartes, continuant d'interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu'on doit choisir, et qui commence par « Quod vitae sectabor iter ? », marquait le bon conseil d'une personne sage ou même la théologie morale. Là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée. Par les poètes rassemblés dans le recueil il entendait la révélation et l'enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers « Est et non », qui est « Le oui et le non » de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes. Voyant que l'application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que les petits portraits de taille-douce qu'il avait trouvés dans le second livre, il n'en chercha plus l'explication après la visite qu'un peintre italien lui rendit dès le lendemain.
      Ce dernier songe, qui n'avait eu rien que de fort doux et de fort agréable, marquait l'avenir selon lui et il n'était que pour ce qui devait lui arriver dans le reste de sa vie. Mais il prit les deux précédents pour des avertissements menaçants touchant sa vie passée qui pouvait n'avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. Et il crut que c'était la raison de la terreur et de l'effroi dont ces deux songes étaient accompagnés. Le melon dont on voulait lui faire présent dans le premier songe signifiait, disait-il, les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines. Le vent qui le poussait vers l'église du collège, lorsqu'il avait mal au côté droit, n'était autre chose que le mauvais génie qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d'aller volontairement. C'est pourquoi Dieu ne permit pas qu'il avançât plus loin et qu'il se laissât emporter même en un lieu saint par un esprit qu'il n'avait pas envoyé, quoiqu'il fût très persuadé que c’eut été l'esprit de Dieu qui lui avait fait faire les premières démarches vers cette église. L'épouvante dont il fut frappé dans le second songe marquait, à son sens, sa syndérèse, c'est-à-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu'il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu'alors. La foudre dont il entendit l'éclat était le signal de l'esprit de vérité qui descendait sur lui pour le posséder.
      Cette dernière imagination tenait assurément quelque chose de l'enthousiasme et elle nous porterait volontiers à croire que M. Descartes aurait bu le soir avant que de se coucher. En effet c'était la veille de Saint Martin, au soir de laquelle on avait coutume de faire la débauche au lieu où il était, comme en France. Mais il nous assure qu'il avait passé le soir et toute la journée dans une grande sobriété, et qu'il y avait trois mois entiers qu'il n'avait bu de vin. Il ajoute que le génie qui excitait en lui l'enthousiasme, dont il se sentait le cerveau échauffé depuis quelques jours, lui avait prédit ces songes avant que de se mettre au lit et que l'esprit humain n'y avait aucune part.
      Quoi qu'il en soit, l'impression qui lui resta de ces agitations lui fit faire le lendemain diverses réflexions sur le parti qu'il devait prendre. L'embarras où il se trouva le fit recourir à Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté de vouloir l'éclairer et le conduire dans la recherche de la vérité. Il s'adressa ensuite à la sainte Vierge pour lui recommander cette affaire qu'il jugeait la plus importante de sa vie. Et pour tâcher d'intéresser cette bien-heureuse mère de Dieu d'une manière plus pressante, il prit occasion du voyage qu'il méditait en Italie dans peu de jours pour former le vœu d'un pèlerinage à Notre-Dame De Lorette. Son zèle allait encore plus loin et lui fit promettre que, dès qu'il serait à Venise, il se mettrait en chemin par terre pour faire le pèlerinage à pied jusqu'à Lorette, que si ses forces ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l'extérieur le plus dévot et le plus humilié qu'il lui serait possible pour s'en acquitter. Il prétendait partir avant la fin de novembre pour ce voyage. Mais il paraît que Dieu disposa de ses moyens d'une autre manière qu'il ne les avait proposés. Il fallut remettre l'accomplissement de son vœu à un autre temps, ayant été obligé de différer son voyage d'Italie pour des raisons que l'on n'a point sues et ne l'ayant entrepris qu'environ quatre ans depuis cette résolution.
      Son enthousiasme le quitta peu de jours après et, quoique son esprit eût repris son assiette  ordinaire et fût rentré dans son premier calme, il n'en devint pas plus décisif sur les résolutions qu'il avait à prendre. 

Crâne de Descartes, Musée de l'homme, Paris
Ce récit dresse un portrait peu cartésien de Descartes lui-même. Si "la découverte de la science admirable fut, selon ce récit, l’œuvre de la journée, non de la nuit" (note de Alquié dans son édition des Œuvres philosophiques de Descartes, Éditions Classiques Garnier, tome 1, p.52), ce sont bien les songes qui confirment Descartes dans son intuition et le poussent à engager sa vie dans la recherche de la vérité. Il est à noter, de plus, que Descartes ne se sépara jamais du récit de ces trois rêves, comme s'il pouvait y retourner constamment comme à la source et à la confirmation de sa vocation. 
Si la recherche de la vérité relève d'un besoin (ou d'un désir), s'agit-il d'une pulsion singulière ou bien d'une caractéristique générale des hommes ? Dans les Olympiques, Descartes considère que son génie particulier (son ingenium) le pousse à rechercher la nature des choses et ainsi à construire une science générale. Au contraire dans son Discours de la méthode, il montre que la raison (ratio), conduite avec ordre, c'est-à-dire avec méthode, peut conduire tout homme à la découverte de la vérité. Cependant, le texte du Discours oscille fréquemment entre ces deux réponses.

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