mercredi 20 février 2013

Les mots nous éloignent-ils des choses ?

Nous avons réfléchi à cette question dans la séance 2 du cours sur le langage et nous avons évoqué un dialogue de Platon : Cratyle. Je reviens sur ce texte difficile, le problème qui y est abordé et les réponses apportées par chaque interlocuteur.
Ce dialogue traite de la justesse des noms, c'est-à-dire de leur caractère naturel ou conventionnel. Il ne s'agit cependant pas de savoir si les noms sont justes mais quelles raisons ont présidé à leur dénomination. Autrement dit de se demander pourquoi appeler telle chose "table" et non "lit" et si le nom que nous donnons aux choses est bien choisi. C'est une question à laquelle les penseurs contemporains de Platon ont apporté une réponse. 
Les sophistes, comme Gorgias (né vers 480 av. J.-C.), affirment que les noms sont attribués aux choses par convention. Le langage a pour eux une fonction essentielle : agir sur les autres hommes par le biais de la conviction de la persuasion. Le langage n'a donc pas pour fonction de révéler l'être des choses. C'est pourquoi, les sophistes apprennent à leurs élèves la rhétorique, c'est-à-dire l'art de manier les mots.
Pour Protagoras (v. 490-420 av. J.-C.), les choses se révèlent dans la sonorité des noms car la vérité est à chercher dans la sensation.
Chacune de ces deux positions est défendues dans le dialogue par un personnage respectif. Hermogène commence par soutenir la thèse que l'association des noms et des choses est conventionnelle.
Le personnage de Cratyle soutient que cette association repose sur la nature même de la chose. Il y a entre le nom et la chose un accord profond car c'est la chose même qui apparaît dans le nom qui est le sien. Il s'agit d'une thèse naturaliste qui peut être justifiée par l'étymologie des mots mais aussi par le symbolisme des sons. Le son "i" indique la légèreté, la finesse, la capacité de traverser toutes choses, tandis que le son "l" indique le glissement, l'onctuosité.
Malgré leur opposition, ces deux thèses se rejoignent car elles conduisent à affirmer qu'il y a identité (qu'elle soit conventionnelle naturelle) entre la parole et l'être. Dès lors l'erreur et mensonge n'existent pas
L'Académie de Platon, mosaïque retrouvée à Pompéi,  Ier siècle, Musée archéologique national, Naples
Platon, par l'intermédiaire du personnage de Socrate, va reprendre ces deux théories pour les critiquer ironiquement et surtout montrer qu'il y a un hiatus profond entre la parole et l'être. Cependant, il semble plutôt partisan de la thèse naturaliste car il fait dire à Socrate : « Moi aussi, je me plais à penser que les noms sont, autant que possible, semblables aux choses ; mais, à vrai dire, cette pêche à la ressemblance risque d'être laborieuse (pour reprendre le mot d'Hermogène). Je crains donc qu'on ne soit contraint de recourir aussi à ce moyen grossier qu'est la convention pour arriver à la rectitude des noms. » (435c)
Cependant, le dialogue est aporétique : il ne se conclut pas par une solution définitive. C'est pourquoi, Genette dans Mimologiques peut affirmer que : « Socrate, lui, ne "propose" rien pour "en sortir" (du conflit entre Cratyle et Hermogène), ayant sans doute ses raisons, dont la plus forte est peut-être qu'il vaut mieux tout compte fait "y rester". Rester mécontent. Il préfère, pour finir, souhaiter à Cratyle un bonne route en compagnie...d'Hermogène.»
L'objectif de Platon dans ce dialogue est de critiquer une philosophie (la sophistique) qui s'arrête au langage au lieu d'aller aux choses elles-mêmes. Le mot n'est qu'un instrument qui peut et doit être dépassé. Il n'existe donc pas de langue parfaite et si nous cherchons la vérité, ce n'est pas dans les mots que nous la trouverons. Ils ne constituent donc pas le point de départ de la recherche philosophique de l'être.

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