vendredi 14 novembre 2014

Y a-t-il une nature féminine ?

Pour engager la réflexion sur cette question ou pour l'illustrer, il est possible de s'appuyer sur quelques unes des oeuvres de Magritte. L'interprétation qu'on peut en effet accompagner les étapes de l'analyse.
Femme
La philosophie dans le boudoir
La tentation de l'impossible

mercredi 28 mai 2014

La conscience de soi implique-t-elle la connaissance de soi ?

Nous sommes bien certains d'exister, mais savoir que nous sommes n'implique pas de savoir qui nous sommes. Descartes montre que la pensée, en tant que substance, suffit à me faire subsister malgré les changements qui m’affectent et mes caractéristiques accidentelles. Cependant, cette analyse philosophique ne nous apprend rien sur ce qui fait de chacun un individu singulier. Faut-il dès lors se fier à notre expérience quotidienne ?
Cette dernière ne nous offre cependant pas une image unifiée de nous-même : nos actes et nos comportements sont divers et parfois contradictoires. Nos différentes activités et relations nous obligent à des comportements différents. Mais en même temps chacun de ces gestes contribue à nous définir. Mais alors qui sommes-nous vraiment ? Si nos actions quotidiennes rendent difficile un portrait unifié de notre identité, est-ce par l'introspection que nous pourrons y accéder ?


Dans ce genre d'auto-analyse psychologique (du latin intra = à l'intérieur de… et spectare = regarder), le sujet devient l'objet de sa propre observation. Il y a identité entre le sujet observateur et l'objet observé. Hume dans son Traité de la nature humaine, tome 1 (1739) se livre à une telle introspection et prend conscience de lui-même dans un certain état : son esprit est habité par une perception (chaleur ou lumière) ou une émotion (amour ou haine) particulière mais qui ne dure jamais et qui est remplacée par une autre et ainsi de suite. Il « bute toujours », c'est-à-dire que l'état dont il prend conscience semble à la fois lui révéler une part de lui-même et en même temps faire obstacle à la perception d'un moi pur.
Il en conclut qu'un tel moi n'existe tout simplement pas. Pour Hume, le sujet humain est une collection d'états différents, un flux constant. Mais il n'existe aucune permanence à laquelle nous pourrions avoir accès et qui constituerait notre identité. Nous avons malgré tout tendance à imaginer que nous possédons bien une telle unité et une telle permanence.
Pour éclairer sa thèse, Hume a recours à la métaphore du théâtre : sur la scène différents acteurs entrent et sortent, tout comme dans notre esprit différents états nous habitent puis disparaissent. Cependant une telle comparaison a aussi une limite car au théâtre, les acteurs entrent et sortent d'une scène qui est fixe (le plateau), or l'âme ne possède pas une telle permanence.
 
Ainsi avoir conscience de soi ne conduit pas à une connaissance de soi et tout particulièrement à la conscience d'une identité. Pourtant, il doit bien subsister quelque chose de stables derrière tous les changements qui nous affectent. Nous changeons (par un acte de volonté, par nécessité) mais nous n'avons pas conscience de devenir quelqu'un d'autre : nous restons le même. Comment peut-on comprendre ce paradoxe ? La connaissance de nous-même ne peut-elle être que temporaire et sans cesse réitérée ?

Enfin, quand bien même nous serions en mesure de fixer dans le flux de nos états psychiques des constantes, rien ne semble en garantir l'authenticité. Dans l'introspection, l'objet observé et le sujet observant sont identiques, il est donc juge et partie : l'impartialité semble donc impossible. Nous avons tous tendance par amour propre à exagérer nos qualités et à sous-estimer nos manques. Parfois c'est le contraire nous sommes excessivement critique envers nous-même. Comment trouver la bonne distance vis-à-vis de soi pour se juger en toute objectivité ?

L'artiste Rembrandt est une très bonne illustration pur cette réflexion, car tout au long de sa vie, il n'a cessé de scruter sa propre image dans ses autoportraits, révélant tous quelque chose de lui-même.
Autoportrait de 1629, Musée Mauritshuis, La Hague

Autoportrait de 1640, National Gallery, Londres

Portrait de l'artiste à son chevalet de 1660, Musée du Louvre, Paris

Autoportrait de 1669, National Gallery, Londres

Au pied du mur

En 2007, nous avions eu l'occasion avec la classe de TGMAT de visiter l’exposition du FRAC intitulée « Au pied du mur », à l’Arsenal de Saint-Jean-des-Vignes. 

La fiche que j'avais alors élaboré rappelle la manière dont on doit aborder une œuvre d'art en générale, et plus particulièrement une œuvre murale.
 
Apprendre à lire une œuvre avant d’une juger.
Avant de juger, de critiquer ou de condamner une œuvre, il faut la comprendre. L’impression première n’est jamais suffisante même si elle compte. Vous risquez de passer à côté d’une œuvre, de son sens et de son discours simplement parce que vous la trouvez « moche » ou « super ». Pour éviter cela, il ne suffit pas de voir, il faut regarder. Tout comme en philosophie, il faut suspendre ses préjugés pour penser, face à une œuvre il faut un peu oublier ce qu’on aime ou pas et se laisser impressionner par l’œuvre, c'est-à-dire laisser venir à soi les sensations qu’elle provoque.

Il faut se demander :
  • « Qu’est-ce que je vois ? » et essayer d’être le plus descriptif possible : quelles couleurs sont employées ? quelles formes sont dessinées ?
  • Pourquoi avoir choisi ces techniques ? Qu’est-ce que ça permet comme effet sur celui qui regarde ?
  • Y a-t-il un titre ? Quel rapport entretient-il avec ce que je vois ?
  • Quelles impressions subjectives l’œuvre produit ?
Puis on peut proposer des hypothèses d’interprétations. On n’explique pas une œuvre d’art car son sens n’est jamais unique ni complètement explicite. Le sens d’une œuvre se construit dans le rapport avec celui qui la regarde.

« Au pied du mur » : questions.
Nous voilà au pied du mur, c'est-à-dire devant les œuvres et il faut en percer le sens. Dans le cas présent, nous avons à faire à de la peinture murale. Il faut alors se poser un certain nombre de questions. Encore une fois, tout comme en philosophie, l’étonnement et le questionnement permettent de découvrir le sens des choses. 
 
Questions qui se posent face à ces œuvres :
  • Pourquoi les artistes ont-ils choisi de peindre sur des murs ? Est-ce que l’art qu’est la peinture se fait habituellement sur les murs ? Généralement quand on peint un mur, quel est le but viser ? Qu’est-ce qui distingue cet usage technique de la peinture, de l’usage artistique auquel nous avons à faire ici ?
  • Il faut se demander ce que ce choix change selon plusieurs points de vue.

    • Du point de vue du peintre : choisit-il le support qu’est le mur puis il cherche ce qu’il va y peindre ou est-ce l’inverse : le projet de l’œuvre suppose un support important comme un mur ? Le choix du mur a une incidence sur les outils qu’il emploie (pinceaux, peinture etc.) mais aussi sur ses gestes.
    • Du point de vue du spectateur : comment nous apparaît-elle ? quelles impressions nous fait-elle par rapport à une toile, souvent plus petite que soi ? Quelles sont les conséquences de ce changement d’échelle sur nos impressions et le sens de l’œuvre ?
    • Du point de vue de l’œuvre : un mur est-ce un œuvre d’art comme une autre ? Peut-on l’acheter ? L’œuvre qui y est peinte peut-elle y rester pour toujours ? Peut-on repeindre ailleurs cette œuvre ? Qu’est-ce qui compte finalement dans des telles œuvres : la réalisation concrète sur le mur ou bien le projet de l’artiste ?
La peinture murale.
Pour mieux comprendre un œuvre, il ne faut pas oublier qu’elle n’existe pas seule et qu’elle n’est pas le première. Il peut être utile de la mettre en rapport avec d’autres types d’œuvres ou des œuvres d’autres époques. Ainsi la compréhension d’une œuvre sera d’autant plus riche que votre culture générale vous permettra de la situer.

Dans le cas de la peinture murale, certains (qu’on les nomme ou qu’ils se nomment artistes ou pas) peignent sur les murs mais en dehors des musées et des lieux d’exposition ? Quel exemple est le plus manifeste ? Quel est le sens de cette pratique ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ce cas du point de vue du « spectateur » ? de l’œuvre elle-même ? de la société ?
Bien avant les tags modernes ou les œuvres vues au musée, les hommes ont peint sur les murs. Pouvez-vous trouver des exemples ?

  • Art pariétal des hommes de la préhistoire : Vache rouge, grotte de Lascaux, diverticule axial, 17 000 ans avant le présent.

  • Art des fresques dans les tombes égyptiennes : Peintures de la tombe d'Ounsou : travaux agricoles. Nouvel Empire, 18e dynastie, règne d'Hatchepsout ou de Thoutmosis III, 1479-1425 av. J.-C.

  • Art des fresques romaines : Fragment de peinture murale « Dieu fleuve et deux nymphes » dans la maison des Vestales à Pompéi en Italie, mortier, v. 70-79 ap. J.-C.
  • Art des fresques gothiques et renaissantes de Giotto à Michel-Ange : 
     Giotto, Jugement dernier, Chapelle de Scrovegni à Padoue en Italie, vers 1303.

     
    Miche Ange, Jugement dernier, Chapelle Sixtine, Vacitan en Italie, 1508-1512.
  • Art mural contemporain : du muralisme mexicain aux tags.
Diego Rivera, Histoire du Mexique : De la conquête au future, 
Arche central, 1929-1935, Palais national, Mexico.




Tag

Quelques remarques sur les tags suite aux questions qui ont été posées.
Les murs tagués ne sont pas ceux de galeries, c'est-à-dire de propriétaires qui prêtent leurs murs à l'artiste, mais ceux de biens sociaux (entreprises ou État) ou particuliers. Taguer constitue donc une violation de la propriété privée qui peut être jugée comme un geste allant à l'encontre des normes de la société. Il s'agit donc pas principe d'un art qui est une forme de rébellion. Le tag est une critique et une réappropriation des surfaces murales urbaines :
  • une critique car les surfaces murales urbaines sont la plupart du temps occupés par la publicité. Les espaces de notre vie quotidienne sont loués pour inciter à la consommation.
  • une réappropriation car taguer consiste à marquer la ville de sa trace. C'est une forme moderne et urbaine de marquage de son territoire. C'est pourquoi un tagueur peut recouvrir le tag d'un autre tagueur.
Le tag relève de l'art. Sa créativité le rapproche d'une pratique ancienne : la calligraphie. Il existe des styles personnels et une évolution (les premiers tags des années 80 diffèrent de ceux d'aujourd'hui). Une exposition leur a même été consacrée à la Fondation Cartier en 2009-2010.

Quel rapport le désir entretient-il avec la réalité ?

La Journée des langues a porté en 2013 sur le thème de l'amour. J'ai donc proposé une séance spéciale en commençant par rappeler (14 février oblige...) les origines de la Saint Valentin :
Antiquité : L’association du milieu du mois de février avec l’amour et la fertilité date de l’antiquité.
  • Grèce : Dans le calendrier de l’Athènes antique, la période de mi-janvier à mi-février était le mois de Gamélion, consacré au mariage sacré de Zeus et de Héra.
  • Rome : Le jour du 14 février était nommé les Lupercales ou festival de Lupercus, le dieu de la fertilité, que l’on représente vêtu de peaux de chèvre. Les prêtres de Lupercus sacrifiaient des chèvres au dieu et, après avoir bu du vin, ils couraient dans les rues de Rome à moitié nus et touchaient les passants en tenant des morceaux de peau de chèvre à la main. Les jeunes femmes s’approchaient volontiers, car être touchée ainsi était censé rendre fertile et faciliter l’accouchement. Cette solennité païenne honorait Junon, déesse romaine des femmes et du mariage, ainsi que Pan, le dieu de la nature.
Période chrétienne : La plupart des fêtes chrétiennes se sont substituées à des fêtes païennes. Les Lupercales ont finalement été assimilées par l'Église catholique romaine et remplacées par la fête de saint Valentin comme saint patron des couples. Au moins trois saints différents sont nommés Valentin, tous trois martyrs. Leur fête a été fixée le 14 février par décret du pape Gelase Ier, aux alentours de 498.

Puis nous avons étudié une figure du désir : Don Juan, telle qu'elle est mise en musique par Mozart et analysée par le philosophe Kierkegaard.


TEXTE : Kierkegaard, Ou bien... ou bien...
Quelle est la force par laquelle Don Juan séduit ? C'est celle du désir : l'énergie du désir sensuel. Dans chaque femme, il désire la féminité tout entière, et c'est en cela que se trouve la puissance, sensuellement idéalisante, avec laquelle il embellit et vainc sa proie en même temps. Le réflexe de cette passion gigantesque embellit et agrandit l'objet du désir qui rougit à son reflet, en une beauté supérieure. Comme le feu de l'enthousiaste illumine avec un éclat séduisant jusqu'aux premiers venus qui ont des rapports avec lui, ainsi, en un sens beaucoup plus profond, éclaire-t-il chaque jeune fille, car son rapport avec elle est essentiel. Et c'est pourquoi toutes les différences particulières s'évanouissent devant ce qui est l'essentiel : être femme. Il rajeunit les vieilles de telle sorte qu'elles entrent au beau milieu de la féminité, il mûrit les enfants presque en un clin d’œil ; tout ce qui est féminin est sa proie. [...]
Écoutez Don Juan ; si, en l'écoutant, vous n'obtenez pas une idée de lui, vous ne l'obtiendrez jamais. Écoutez le début de sa vie. Comme la foudre sort des nuées ténébreuses de l'orage, ainsi s'élance-t-il des profondeurs du sérieux, plus rapide que la foudre, plus capricieux qu'elle et, pourtant, aussi sûr ; écoutez comme il se jette dans la richesse de la vie, comme il se brise contre son barrage inébranlable, écoutez ces sons de violon, légers et dansants, écoutez le signe de la joie, l'allégresse du plaisir, écoutez les délices solennelles de la jouissance ; écoutez sa fuite éperdue, — dans sa précipitation il se dépasse lui-même, toujours plus vite, de plus en plus irrésistible, écoutez les désirs effrénés de la passion, écoutez le murmure de l'amour, le chuchotement de la tentation, écoutez le tourbillon de la séduction, écoutez le silence de l'instant, — écoute, écoutez, écoutez Don Juan de Mozart.

Questions :
  1. Quel rapport le désir entretient-il avec son objet ?
  2. Quelle est la véritable nature du désir sensuel ?
  3. Les femmes que désire Don Juan existent-elles vraiment ?
  4. Pourquoi le désir ne peut-il que se briser contre le barrage de la vie?
  5. Pour finir, essayez de donner une définition de la séduction, telle que Don Juan la conçoit.
Les trois stades de l'existence selon Kierkegaard
L'existence d'un individu peut passer par trois stades. Kierkegaard est contre tout système philosophique. Il ne s'agit donc pas d'étapes nécessaires de l'existence de tout individu, mais d'une description de états psychologiques d'un individu en fonction des différentes manières dont il s'engage dans le monde et envers les autres.

Le stade esthétique (qui mène au désespoir)
L'individu recherche le plaisir et oscille entre l'amusement et l'ennui. Il n'y a pas d'engagement à ce stade et le vain caractère de la vie apparaît comme désespéré. Dans le monde des sens, l'individu est esclave de ses désirs et de ses émotions.
3 figures littéraires relèvent du stade esthétique : le juif errant qui ne se fixe sur aucune terre, qui ne trouve pas son lieu ; Faust assoiffé de connaissance mais incapable d'y trouver sa satisfaction ; Don Juan en quête éternelle du plaisir de l'instant. Aucun des trois ne sait s'arrêter à un terme ultime qui lui donnerait la satisfaction du repos. L'esthétique est le mode d'être de l'homme moderne, homme sans engagement ni foi, être des surfaces, de l'incessante métamorphose. Le désespoir est le mode d'être de l'homme esthétique lorsqu'il s'aperçoit qu'il n'a pas de moi.
L'ironie est le mode d'être qui fait signe vers le stade suivant. Kierkegaard voit dans l'ironie une sorte de désespoir intellectuel caractéristique de l'homme de la sphère esthétique qui compense ainsi l'inanité de son moi en dissolvant le monde. Mais s'il découvre les failles du moi esthétique éparpillé dans la sensualité, l'ironiste n'a pas le courage de changer de vie. Il se réfugie alors dans la plaisanterie qui naît de la contradiction entre sa prise de conscience intellectuelle et son attitude existentielle. La dérision, qui est l'attitude dominante de l'homme actuel est tout à fait symptomatique de cette impuissance : on glousse et on ricane quand on ne sait rien et qu'on n'en peut guère plus.

Le saut dans le stade éthique (se choisir soi-même et se reconnaître pécheur)
Le stade éthique se caractérise par le sérieux de la vie organisée selon le temps de la loi et du devoir. L'esthétique se situait dans l'instant, l'éthique se situe dans le temps. Le métier et le mariage signalent la vie éthique. Alors que l'homme esthétique disperse sa vie dans la multitude des instants de plaisir, l'homme éthique donne à sa vie un centre. Ce changement se produit lorsque, dans son désespoir, l'individu se reconnaît comme dominé par de vains penchants et choisit l'engagement et la fidélité.Ce choix absolu de l'individu constitue sa liberté.
L'humour marque le passage de l'éthique au religieux. L'humour apparaît dès que l'individu comprend que quelque chose existe au-delà de son existence. Il est le mode d'être de l'homme conscient de la distance qui le sépare de l'infini mais reste tout de même attaché à l'immanence du jeu. À l'opposé de l'ironie qui est orgueilleuse, l'humour est humble.

Le stade religieux (se libérer du péché par la foi en Dieu)
Il est le prolongement nécessaire du stade éthique car l'individu reconnaît qu'il a besoin de la foi en Dieu pour se libérer du péché qui le domine. Aux yeux de Kierkegaard, ce n'est pas \a vertu qui est le contraire du péché mais la foi. Ce stade se caractérise par l'angoisse et le désespoir
Grâce à la répétition (la méditation, la prière, le rituel) du moment présent il devient possible d'atteindre ce qui nous est refusé : l'éternité. À travers la répétition s'établit, entre l'instant et l'éternité, une relation dialectique. Pour nous qui vivons dans le temps, le stade religieux est à la fois exigé et refusé. Abraham est la figure du chevalier de la foi qui a fait ce saut dans la foi.

Exister, c'est donc assumer les paradoxes auxquels se trouve confrontée une conscience déchirée entre le fini et l'infini, le temps et l'éternité, l'être et le vouloir, paradoxes douloureux, écartèlement tragique de la conscience qui seuls peuvent faire coexister les contraires sans jams pouvoir les réconcilier ici-bas.

D'autres figures du désir, dans des opéras en diverses langues (allemand, français et anglais) ont été également mobilisées : Das Rheingold de Wagner 1869 (Levine & Lepage) ; Armide de Lully 1686 (Christie & Carsen) ; Fairy Queen de Purcell 1692 (Christie & Kent) ; Orphée aux Enfers de Offenbach 1858 (Minskowski & Pelly)

La conclusion a été laissée à Brigitte Fontaine qui chante dans Pipeau
L'amour, l'amour, l'amour
toujours, le vieux discours
soit divin, soit humain,
idem le baratin
jusque dans les WC
j'en peux plus par pitié
faudrait changer de disque
entreprise à hauts risques
Les curés en chaleur
les idoles en pleurs
les mémés les plus louches
n'ont que ça à la bouche
oh de grâce arrêtez de vous badigeonner
de cette pub idiote
j'en ai plein la culotte

L'amour c'est du pipeau
c'est bon pour les gogos
L'amour c'est du pipeau
c'est bon pour les gogos

bardes dégoulinants
scribouillards pleurnichant
délicats militaires
épargnez nous vos glaires
Vénus ô statue creuse !
mets la donc en veilleuse
va t'faire voir chez les grecs,
les anthropopithèques

Le souci de justice peut-il légitimer la désobéissance ?

Ce sujet, donné en 2012 aux élèves de série ES scolarisés aux États-Unis, avait fait l'objet d'une séance spéciale à l'occasion de la visite de lycéens américains dans notre établissement. 
Abordant les notions de la politique, de la justice, de la morale et du devoir, ce sujet pose, entre autres, la question de la désobéissance civile et invite dès lors à étudier le texte de Thoreau portant ce titre.


"J'accepte de tout cœur la devise suivante : « Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins » et j'aimerais la voir suivie d'effet plus rapidement et plus systématiquement. Exécutée, elle se résume à ceci, que je crois aussi : « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » ; et quand les hommes y seront prêts, tel sera le genre de gouvernement qu'ils auront. Un gouvernement, au mieux, n'est qu'un expédient ; mais la plupart d'entre eux sont d'habitude, et tous les gouvernements sont quelquefois nuisibles. […] Après tout, la raison pratique pour laquelle, un fois le pouvoir échu aux mains du peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus forte. Or le gouvernement où la majorité décide dans tous les cas ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouvernement dans lequel les majorités ne décident pas virtuellement du juste et de l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? - dans lequel les majorités ne décident que de ces questions où la règle de l'utilité est opérante ? Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d'abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une corporation n'a pas de conscience ; mais une corporation faite d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience. La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent agents de l'injustice. Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu'on voit un régiment le soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc., marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons , même contre leur sens commun et leur conscience, ce qui complique singulièrement la marche, en vérité, et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que l'affaire qui les occupe soit une horreur ; ils sont tous l'une disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du monde ? Ou des petits fortins déplaçables, des magasins d'armes au service de quelque puissant sans scrupule ? […]"

Voici le texte dans sa langue originale :

"I HEARTILY ACCEPT the motto, — "That government is best which governs least"; and I should like to see it acted up to more rapidly and systematically. Carried out, it finally amounts to this, which also I believe, — "That government is best which governs not at all"; and when men are prepared for it, that will be the kind of government which they will have. Government is at best but an expedient; but most governments are usually, and all governments are sometimes, inexpedient. […] After all, the practical reason why, when the power is once in the hands of the people, a majority are permitted, and for a long period continue, to rule, is not because they are most likely to be in the right, nor because this seems fairest to the minority, but because they are physically the strongest. But a government in which the majority rule in all cases cannot be based on justice, even as far as men understand it. Can there not be a government in which majorities do not virtually decide right and wrong, but conscience? — in which majorities decide only those questions to which the rule of expediency is applicable? Must the citizen ever for a moment, or in the least degree, resign his conscience to the legislator? Why has every man a conscience, then? I think that we should be men first, and subjects afterward. It is not desirable to cultivate a respect for the law, so much as for the right. The only obligation which I have a right to assume is to do at any time what I think right. It is truly enough said that a corporation has no conscience; but a corporation of conscientious men is a corporation with a conscience. Law never made men a whit more just; and, by means of their respect for it, even the well-disposed are daily made the agents of injustice. A common and natural result of an undue respect for law is, that you may see a file of soldiers, colonel, captain, corporal, privates, powder-monkeys,(5) and all, marching in admirable order over hill and dale to the wars, against their wills, ay, against their common sense and consciences, which makes it very steep marching indeed, and produces a palpitation of the heart. They have no doubt that it is a damnable business in which they are concerned; they are all peaceably inclined. Now, what are they? Men at all? or small movable forts and magazines, at the service of some unscrupulous man in power?"
Thoreau, De la désobéissance civile


Il faut lire l'intégralité de cet opuscule de Thoreau, très stimulant. On peut ensuite poursuivre par un autre opuscule La vie sans principe (tous les deux aux éditions Mille et une nuits). On pourra alors engager la lecture de son œuvre la plus connue, qui n'est pas seulement et pas d'abord philosophique, Walden (dans la traduction récente de Brice Matthieussent aux éditions Le mot et le reste). Enfin, pour ceux qui ont besoin d'images, la vie de Thoreau et son expérience au lac de Walden ont fait l'objet d'une bande dessinée de Dan et Leroy : Thoreau, la vie sublime.

Henry David Thoreau (1817-1862)
Quelques dates essentielles de la vie de Thoreau :
1817 – Naissance aux États-Unis qui comptent 11 États esclavagistes et 11 États libres ou abolitionnistes. L'admission du Missouri au sein de l'Union en 1820 risque d'installer à la Chambre des représentants une majorité esclavagistes. Un compromis est trouvé en autorisant l'esclavage au sud du 36e parallèle.
1822 – Découverte de l'étang de Walden.
1837 – Thoreau, lors de sa remise de diplôme à Harvard, prononce un discours énonçant les principes de sa rébellion contre la société. Début de la rédaction de son journal, qu'il poursuivra toute sa vie et qui servira de matériau à ses différentes œuvres. Il démission au bout d'une semaine de son poste d'enseignant car il refuse les châtiments corporels.
1845 – A une époque où la modernité et le confort commencent à attirer les foules dans les villes, il décide d'aller d'aller vivre seul, dans les bois, dans une cabane qu'il a lui-même construite. Il y vivra deux années de suite. Son essai intitulé Walden, décrira et analysera cette expérience de vie.
1846 – Refusant de payer les impôts que lui impose un État esclavagiste et engagé dans une guerre injuste au Mexique, il passe une nuit en prison.
1849 – Il publie Resistance to Civil Governement (Résistance au gouvernement civil), essai rebaptiser après sa mort par son éditeur Civil Disobedience. Avec le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie, cet ouvrage fonde le concept de désobéissance civile.
1853 – Il aide des esclaves à fuir vers le Canada.
1861 – Début de la guerre de Sécession.
1862 – Mort de Henry David Thoreau.

L'influence de la pensée de Thoreau :
Mahatma Gandhi, For Passive Resisters, (1907) : « Thoreau was a great writer, philosopher, poet, and withal a most practical man, that is, he taught nothing he was not prepared to practice in himself. He was one of the greatest and most moral men America has produced. At the time of the abolition of slavery movement, he wrote his famous essay "On the Duty of Civil Disobedience". He went to gaol for the sake of his principles and suffering humanity. His essay has, therefore, been sanctified by suffering. Moreover, it is written for all time. Its incisive logic is unanswerable. »

Martin Luther King, Autobiography : « During my student days I read Henry David Thoreau's essay On Civil Disobedience for the first time. Here, in this courageous New Englander's refusal to pay his taxes and his choice of jail rather than support a war that would spread slavery's territory into Mexico, I made my first contact with the theory of nonviolent resistance. Fascinated by the idea of refusing to cooperate with an evil system, I was so deeply moved that I reread the work several times.
I became convinced that noncooperation with evil is as much a moral obligation as is cooperation with good. No other person has been more eloquent and passionate in getting this idea across than Henry David Thoreau. As a result of his writings and personal witness, we are the heirs of a legacy of creative protest. The teachings of Thoreau came alive in our civil rights movement; indeed, they are more alive than ever before. »

Autres sujets de dissertation pour lesquels la référence à Thoreau serait pertinente :
Science politique
  • L’autorité politique se fonde-t-elle sur une compétence ? (Djibouti 2008 L)
  • La politique est-elle l’affaire de tous ? (2000 L)
Politique et liberté
  • Serions-nous plus libres sans l’État ? (S 2012)
  • Vivre en société m'empêche-t-il d'être moi-même ? (USA S 2012)
Les sources du droit :
  • Que respecte-t-on en obéissant au droit : la force ou la justice ?
  • La justice est-elle affaire de morale ? (L, 2005)
Contestations de la justice
  • Puis-je au nom de ma conscience refuser de me soumettre aux lois ? (Polynésie 1999 ST)
  • A quelles conditions peut-on contester la loi ? (Polynésie 2000 L)
  • Le malheur donne-t-il le droit d’être injuste ? (France 1999 S)
  • Peut-on désobéir à la loi?(Oral St Cyr)

jeudi 27 mars 2014

Je me teste sur... la philosophie

Il serait inutile et même dangereux de pratiquer la politique de l'autruche : les épreuves du bac arrivent à grands pas et avec elles, la toute première, l'épreuve de philosophie. Il va sans dire que les "vacances" de printemps doivent être consacrées aux révisions ! Pour ceux qui ont suivi mes conseils de début d'année et qui ont fait des fiches, il vous suffit de les réviser et de vous reporter aux cours si un point vous semble obscur. Pour les autres, il est un peu tard pour ficher tous les cours faits depuis septembre. Je vous recommande donc d'investir dans le manuel Je me teste sur... la philosophie, que j'ai coécrit avec mon collègue Marc Guyon. Ce manuel reprend sous forme synthétique les cours faits en classe. Nous avons ajouter des sujets corrigés et de brèves fiches sur les auteurs au programme. De plus, il est accompagné d'un logiciel qui vous permet de tester vos connaissances et vos capacités de réflexion, d'analyse et de problématisation. Ces tests sont entièrement personnalisables : on peut choisir le nombre de questions, le thème à réviser, il est possible de se chronométrer, de comparer avec ces anciens résultats, etc.
Ce manuel est disponible en version papier mais aussi en version numérique. 
Il est actuellement classé n°1 des ventes de livres parascolaires de philosophie sur Amazon !

jeudi 27 février 2014

Peoples and food

A l'occasion de la journée des langues au lycée sur le thème Peoples and food, nous avons évoqué quelques aspects de la réflexion philosophique sur la nourriture. Pour initier cette séance (and to pratice english too), nous avons analysé une chanson de la pianiste et chanteuse de jazz Patricia Barber : Hunger. Vous pouvez la retrouver en vidéo ci-dessous, ainsi que les paroles.


Everything is food, everything is fair game.
The second it's gone is the second I crave
more animal, vegetable, mineral feed,
more fodder, more fuel, more cake and ice cream.
In Scythia, where the pickings are slim,
I'm gorgeous and grateful it's "in" to be thin.
Wan and pale, I court emaciation
in high style and endless mastication.
With cheekbones and ribs that tighten my skin,
wildly attractive and seductive as sin,
the closer you come, the more you want me,
the more you want, the more you want to be free.
There's no slaking of thirst, no quenching of need,
and there's never, ever enough to eat:

When the Gods get even They think of me
While you're fast asleep to your bed I creep
As my breath you breathe as I give you a kiss
As I take my leave I leave you with this
As you wake so you dream of fish fowl and beef
And there's never ever enough to eat

Where inherited wealth meets fine French cuisine
Where oodles of truffles and tarts and terrines
Where gavage is an art and foie gras is fatty
Where quail duck lamb sugar butter and spaghetti
There desire is infectious and fulfillment is lean
And there's never ever enough to eat

does an ocean deny a river?
would a fire spurn the wood it craves
for heat?
like Narcissus and his lover
you can never have the other
you can never turn away
you can never lick the plate
clean

When the coffers are empty in lieu of defeat
I deal my daughter for camembert cheese
Here the story leaves me to my own device
As lips teeth tongue savor self sacrifice
And now the Hunter is prey and the Hungry are meat
And there's never ever enough to eat

Elle s'est inspirée pour écrire cette chanson (comme l'ensemble de son album intitulé Mythologies) des Métamorphoses d'Ovide. Au Livre VIII (781-840), on peut en effet découvrir un démon nommé Faim :


Pour punir le coupable, [Cérès] invente un supplice qui le rendrait digne de pitié, si la pitié était faite pour de pareils forfaits : elle veut le livrer aux tourments de la Faim ; mais ne pouvant aller trouver elle-même la déesse, et les Destins ne permettent pas à Cérès de se rencontrer avec la Faim, elle appelle une nymphe des montagnes, et lui adresse ces paroles :


«Au fond des glaces de la Scythie, il est une solitude désolée, sans moissons, sans arbres et sans fruits ; c'est là qu'habitent le Froid inerte, la Pâleur, la Crainte et la Faim aux entrailles à jeun ; dis-lui qu'elle aille se cacher dans le sein de l'impie, qu'elle résiste à l'abondance de toute chose, et qu'elle triomphe de ma puissance même et de mes secours ; pars, et, si tu t'effraies de la longueur du voyage, prends mon char, prends mes dragons, et que le frein te serve à guider leur vol au-dessus des nuages. L'Oréade monte aussitôt sur le char de la déesse, traverse les airs, arrive dans la Scythie, et arrête ses dragons sur l'affreux sommet du Caucase ; elle cherche la Faim, et l'aperçoit, au milieu d'un champ rempli de pierres, qui s'efforce d'arracher quelques brins d'herbe avec les ongles et les dents ; elle a les cheveux hérissés, les yeux caves, le visage pâle, les lèvres infectes et livides, les dents rongées par la rouille ; à travers sa peau rude, on pourrait voir jusqu'au fond de ses entrailles ; des os décharnés percent la courbe inégale de ses reins ; pour ventre, elle n'en a que la place ; sa poitrine est pendante, et paraît ne tenir qu'à l'épine du dos ; grossis par la maigreur, ses muscles et ses nerfs sont à découvert ; la saillie de ses genoux est énorme, et ses talons s'allongent outre mesure. Sitôt que la Nymphe l'aperçoit, n'osant l'approcher, elle lui dicte du loin les ordres de la déesse. Bien qu'elle s'arrête à peine et qu'elle se tienne éloignée, bien qu'à peine arrivée, elle a cru déjà sentir l'aiguillon de la faim : ramenant aussitôt ses dragons en arrière, elle tourne les rênes du côté de la Thessalie, et remonte dans les airs. La Faim, toujours si contraire à Cérès, s'empresse pourtant d'obéir. Un tourbillon de vent la porte au seuil du palais d'Erisichthon ; elle entre et va droit à sa couche. Il était nuit ; l'impie était plongé dans un profond sommeil ; elle l'enveloppe de ses ailes, lui souffle ses poisons, remplit de son haleine sa bouche, son gosier, sa poitrine, creuse et affame ses entrailles ; sa tâche accomplie, elle quitte un séjour où règne l'abondance, et regagne son désert et son antre stérile. Le doux sommeil caressait encore Erisichthon de ses ailes paisibles. Abusé par un songe, il demande à manger ; sa bouche s'ouvre et se ferme sans cesse ; ses dents se fatiguent sur ses dents, son gosier s'acharne sur des mets imaginaires, et le vide est la seule nourriture qui s'offre à sa voracité. A son réveil, sa faim est une rage qui dévore sa bouche avide et se déchaîne dans le gouffre de ses entrailles. Au même instant, il ordonne que l'air et la terre et les eaux soient dépeuplés pour lui ; au sein de l'abondance, il se plaint de la disette qui l'affame ; les mets chargent sa table, et sans cesse il appelle des mets ; ce qui suffirait à nourrir des villes et des peuples entiers ne saurait lui suffire ; il sent ses désirs croître à mesure que les aliments s'engloutissent dans son sein. Pareil à l'Océan, qui reçoit dans son sein tous les fleuves de la terre, et qui absorbe leurs eaux sans pouvoir apaiser sa soif ; pareil au feu, dont l'insatiable fureur dévore d'innombrables troncs d'arbres, s'augmente par l'abondance même des aliments qu'on lui jette, et, consumant sans cesse, s'irrite en consumant ; l'impie Erisichthon, pendant que les viandes se pressent dans sa bouche, demande d'autres viandes ; chaque morceau qu'il mange allume en lui un nouveau désir, et l'abîme qu'il veut combler ne fait que se creuser davantage. Au fond de ses entrailles, que tourmente la faim, avait déjà disparu son patrimoine sans qu'il eût, ô faim cruelle, émoussé ton aiguillon ni calmé le feu qui brûle sa bouche ! Après avoir dévoré ses richesses, il ne lui restait qu'une fille, digne d'un autre père ; dans sa détresse, il la vend aussi ; mais sa fierté repousse le joug. Un jour, au bord de la mer, elle s'écrie, en étendant les mains au-dessus des eaux : «Sauve-moi de l'esclavage, toi qui m'as ravi l'innocence». C'est en effet Neptune qui la lui avait ravie. Le dieu ne rejette pas sa prière ; sous les yeux mêmes de son maître, qui la suivait, elle change de sexe, revêt les traits d'un homme et le costume d'un pécheur. Son maître la regarde. «Vous, dit-il, qui, armé d'un roseau, suspendez une amorce trompeuse au fer des hameçons, puissiez-vous trouver la mer toujours calme ; puisse le crédule poisson ne sentir votre hameçon qu'après l'avoir mordu. Naguère, sous des vêtements grossiers, et les cheveux en désordre, une nymphe s'est arrêtée sur ce rivage ; je l'ai vue ici moi-même ; pourriez-vous me dire où elle est ? Au-delà je n'aperçois plus la trace de ses pas». Métra reconnaît l'heureuse influence de la protection de Neptune, et, ravie qu'on veuille savoir d'elle ce que Métra est devenue, elle répond : «Pardonnez, qui que vous soyez ; je n'ai pas détourné les yeux du côté du rivage, et les ai tenus constamment fixés sur l'onde ; je n'étais attentif qu'à ma pêche ; pour bannir tous vos doutes, je prends le roi des mers à témoin de ma sincérité ; puisse-t-il favoriser mon dessein, s'il est vrai qu'excepté moi, depuis longtemps, ni homme ni femme n'ont paru sur ce rivage». Sur la foi de ces trompeuses paroles, il s'éloigne en foulant l'arène. Dès qu'il a disparu, la nymphe reprend ses premiers traits ; mais son père, voyant qu'elle peut subir plusieurs métamorphoses, la vend à divers maîtres ; elle devient tour à tour cavale, oiseau, cerf, génisse, sans pouvoir suffire à l'insatiable voracité de son père. Cependant le mal qui le tourmente avait tout dévoré, et n'avait fait que s'irriter davantage ; alors il se déchire lui-même de ses dents meurtrières. Infortuné ! il n'a d'autre pâture que les lambeaux de son corps. Mais pourquoi m'arrêter à des exemples étrangers ? N'ai-je pas moi-même, jeune guerrier, le pouvoir de revêtir différentes formes ? mais le nombre en est limité : tantôt je suis tel que vous me voyez, tantôt je rampe sous la peau d'un serpent ; d'autres fois je marche à la tête d'un troupeau, armé de cornes menaçantes ; ces cornes, je les ai conservées tant que j'ai pu ; maintenant, vous le voyez, le fer en a arraché une de mon front». Et sa voix se perd dans ses gémissements."

Déméter punit Erisichthon en lui envoyant la Faim
Puis nous avons visionné une émission dans laquelle Lévi-Strauss présentait l'un de ses livres : Le cru et le cuit. Vous pouvez la retrouver sur le site de l'INA et compléter votre découverte de ce texte par la lecture d'un article de Lévi-Strauss lui-même intitulé Le triangle culinaire, dans lequel il explique son analyse structuraliste de la nourriture.

Enfin, nous avons pu voir que l'investissement symbolique de la nourriture n'est pas propre aux peuples dits "primitifs", mais qu'il se constate également dans le rapport que l'homme moderne entretient avec certains plats. C'est ce que montre Roland Bartes dans Mythologies en se livrant à une brillante analyse sur « Le bifteck et les frites » :

"Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ; on imagine bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d'origine et sa plasticité à s’épancher dans le sang même de l'homme. Le sanguin est la raison d'être du bifteck : les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités caloriques, mais en images de sang ; le bifteck est saignant (rappelant alors le flot artériel de l'animal égorgé), ou bleu (c'est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici suggéré par le violine, état superlatif du rouge). La cuisson, même modérée, ne peut s'exprimer franchement ; à cet état contre nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point, ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une perfection.

Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte, les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre d'intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition.

Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire : plat, bordé de jaune, semelloïde, dans les restaurants bon marché ; épais, juteux, dans les bistrots spécialisés ; cubique, le cœur tout humecté sous une légère croûte carbonisée, dans la haute cuisine ; il participe à tous les rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse- croûte bohème du célibataire ; c'est la nourriture à la fois expéditive et dense ; il accomplit le meilleur rapport possible entre l'économie et l'efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation.

De plus, c'est un bien français (circonscrit, il est vrai, aujourd'hui par l'invasion des steaks américains). Comme pour le vin, pas de contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À peine à l'étranger, la nostalgie s'en déclare, le bifteck est ici paré d'une vertu supplémentaire d'élégance, car dans la complication apparente des cuisines exotiques, c'est une nourriture qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité. National, il suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de guerre, il est la chair même du combattant français, le bien inaliénable qui ne peut passer à l'ennemi que par trahison. Dans un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du curé patriote offre à manger à l'espion boche déguisé en clan- destin français : « Ah, c'est vous, Laurent ! Je vais vous donner de mon bifteck. » Et puis, quand l'espion est démasqué : « Et moi qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance."


Vous pouvez également voir Roland Barthes présentant son ouvrage sur le site de l'INA.