Pour engager la réflexion sur cette question ou pour l'illustrer, il est possible de s'appuyer sur quelques unes des oeuvres de Magritte. L'interprétation qu'on peut en effet accompagner les étapes de l'analyse.
Nous
sommes bien certains d'exister, mais savoir que nous sommes n'implique pas de
savoir qui nous sommes. Descartes montre que la
pensée, en tant que substance, suffit à me faire subsister malgré
les changements qui m’affectent et mes caractéristiques
accidentelles. Cependant, cette analyse philosophique ne nous apprend
rien sur ce qui fait de chacun un individu singulier. Faut-il dès
lors se fier à notre expérience quotidienne ?
Cette
dernière ne nous offre cependant pas une image unifiée de nous-même
: nos actes et nos comportements sont divers et parfois
contradictoires. Nos différentes activités et relations nous
obligent à des comportements différents. Mais
en même temps chacun de ces gestes contribue à nous définir. Mais alors qui
sommes-nous vraiment ? Si nos actions quotidiennes rendent difficile
un portrait unifié de notre identité, est-ce par l'introspection
que nous pourrons y accéder ?
Dans ce genre d'auto-analyse psychologique (du latin intra = à
l'intérieur de… et spectare = regarder), le sujet devient l'objet de sa propre observation. Il y a identité
entre le sujet observateur et l'objet observé. Hume dans sonTraité de la nature humaine,
tome 1 (1739)se livre à une telle introspection et prend
conscience de lui-même dans un certain état : son esprit est habité
par une perception (chaleur ou lumière) ou une émotion (amour ou
haine) particulière mais qui ne dure jamais et qui est remplacée
par une autre et ainsi de suite. Il « bute toujours »,
c'est-à-dire que l'état dont il prend conscience semble à la fois
lui révéler une part de lui-même et en même temps faire obstacle
à la perception d'un moi pur.
Il en conclut qu'un tel moi n'existe tout simplement pas.
Pour Hume, le sujet humain est une collection d'états différents,
un flux constant. Mais il n'existe aucune permanence à laquelle
nous pourrions avoir accès et qui constituerait notre identité.
Nous avons malgré tout tendance à imaginer que nous
possédons bien une telle unité et une telle permanence.
Pour éclairer sa thèse, Hume a recours à la
métaphore du théâtre : sur la scène différents acteurs
entrent et sortent, tout comme dans notre esprit différents états
nous habitent puis disparaissent. Cependant une telle comparaison a
aussi une limite car au théâtre, les acteurs entrent et sortent
d'une scène qui est fixe (le plateau), or l'âme ne possède pas
une telle permanence.
Ainsi
avoir conscience de soi ne conduit pas à une connaissance de soi et
tout particulièrement à la conscience d'une identité. Pourtant,
il doit bien subsister quelque chose de stables derrière tous les
changements qui nous affectent. Nous changeons (par un acte de
volonté, par nécessité) mais nous n'avons pas conscience de
devenir quelqu'un d'autre : nous restons le même. Comment peut-on
comprendre ce paradoxe ? La connaissance de nous-même ne peut-elle
être que temporaire et sans cesse réitérée ?
Enfin,
quand bien même nous serions en mesure de fixer dans le flux de nos
états psychiques des constantes, rien ne semble en garantir
l'authenticité. Dans l'introspection, l'objet observé et le sujet
observant sont identiques, il est donc juge et partie :
l'impartialité semble donc impossible. Nous avons tous tendance par
amour propre à exagérer nos qualités et à sous-estimer nos
manques. Parfois c'est le contraire nous sommes excessivement
critique envers nous-même. Comment trouver la bonne distance
vis-à-vis de soi pour se juger en toute objectivité ?
L'artiste Rembrandt est une très bonne illustration pur cette réflexion, car tout au long de sa vie, il n'a cessé de scruter sa propre image dans ses autoportraits, révélant tous quelque chose de lui-même.
Autoportrait de 1629, Musée Mauritshuis, La Hague
Autoportrait de 1640, National Gallery, Londres
Portrait de l'artiste à son chevalet de 1660, Musée du Louvre, Paris
En 2007, nous avions eu l'occasion avec la classe de TGMAT de visiter l’exposition du FRAC intitulée « Au pied
du mur », à
l’Arsenal de Saint-Jean-des-Vignes.
La fiche que j'avais alors élaboré rappelle la manière dont on doit aborder une œuvre d'art en générale, et plus particulièrement une œuvre murale.
Apprendre
à lire une œuvre avant d’une juger.
Avant
de juger, de critiquer ou de condamner une œuvre, il faut la
comprendre. L’impression première n’est jamais suffisante même
si elle compte. Vous risquez de passer à côté d’une œuvre, de
son sens et de son discours simplement parce que vous la trouvez
« moche » ou « super ». Pour éviter cela, il
ne suffit pas de voir, il faut regarder. Tout comme en philosophie,
il faut suspendre ses préjugés pour penser, face à une œuvre il
faut un peu oublier ce qu’on aime ou pas et se laisser
impressionner par l’œuvre, c'est-à-dire laisser venir à soi les
sensations qu’elle provoque.
Il
faut se demander :
« Qu’est-ce
que je vois ? » et essayer d’être le plus descriptif
possible : quelles couleurs sont employées ? quelles
formes sont dessinées ?
Pourquoi
avoir choisi ces techniques ? Qu’est-ce que ça permet comme
effet sur celui qui regarde ?
Y
a-t-il un titre ? Quel rapport entretient-il avec ce que
je vois ?
Quelles
impressions subjectives l’œuvre produit ?
Puis
on peut proposer des hypothèses d’interprétations. On n’explique
pas une œuvre d’art car son sens n’est jamais unique ni
complètement explicite. Le sens d’une œuvre se construit dans le
rapport avec celui qui la regarde.
« Au
pied du mur » : questions.
Nous
voilà au pied du mur, c'est-à-dire devant les œuvres et il faut en
percer le sens. Dans le cas présent, nous avons à faire à de la
peinture murale. Il faut alors se poser un certain nombre de
questions. Encore une fois, tout comme en philosophie, l’étonnement
et le questionnement permettent de découvrir le sens des choses.
Questions
qui se posent face à ces œuvres :
Pourquoi
les artistes ont-ils choisi de peindre sur des murs ? Est-ce
que l’art qu’est la peinture se fait habituellement sur les
murs ? Généralement quand on peint un mur, quel est le but
viser ? Qu’est-ce qui distingue cet usage technique de la
peinture, de l’usage artistique auquel nous avons à faire ici ?
Il
faut se demander ce que ce choix change selon plusieurs points de
vue.
Du
point de vue du peintre : choisit-il le support qu’est le
mur puis il cherche ce qu’il va y peindre ou est-ce l’inverse :
le projet de l’œuvre suppose un support important comme un mur ?
Le choix du mur a une incidence sur les outils qu’il emploie
(pinceaux, peinture etc.) mais aussi sur ses gestes.
Du
point de vue du spectateur : comment nous apparaît-elle ?
quelles impressions nous fait-elle par rapport à une toile,
souvent plus petite que soi ? Quelles sont les conséquences de ce
changement d’échelle sur nos impressions et le sens de l’œuvre ?
Du
point de vue de l’œuvre : un mur est-ce un œuvre d’art
comme une autre ? Peut-on l’acheter ? L’œuvre qui y
est peinte peut-elle y rester pour toujours ? Peut-on
repeindre ailleurs cette œuvre ? Qu’est-ce qui compte
finalement dans des telles œuvres : la réalisation concrète
sur le mur ou bien le projet de l’artiste ?
La
peinture murale.
Pour
mieux comprendre un œuvre, il ne faut pas oublier qu’elle n’existe
pas seule et qu’elle n’est pas le première. Il peut être utile
de la mettre en rapport avec d’autres types d’œuvres ou des
œuvres d’autres époques. Ainsi la compréhension d’une œuvre
sera d’autant plus riche que votre culture générale vous
permettra de la situer.
Dans
le cas de la peinture murale, certains (qu’on les nomme ou qu’ils
se nomment artistes ou pas) peignent sur les murs mais en dehors des
musées et des lieux d’exposition ? Quel exemple est le plus
manifeste ? Quel est le sens de cette pratique ? Qu’est-ce
qui est en jeu dans ce cas du point de vue du « spectateur » ?
de l’œuvre elle-même ? de la société ?
Bien
avant les tags modernes ou les œuvres vues au musée, les hommes ont
peint sur les murs. Pouvez-vous trouver des exemples ?
Art
pariétal des hommes de la préhistoire : Vache rouge, grotte
de Lascaux, diverticule axial, 17 000 ans avant le présent.
Art
des fresques dans les tombes égyptiennes : Peintures de la
tombe d'Ounsou : travaux agricoles. Nouvel
Empire, 18e dynastie, règne d'Hatchepsout ou de Thoutmosis III,
1479-1425 av. J.-C.
Art
des fresques romaines : Fragment de peinture murale « Dieu
fleuve et deux nymphes » dans la maison des Vestales à Pompéi
en Italie, mortier, v. 70-79 ap. J.-C.
Art
des fresques gothiques et renaissantes de Giotto à Michel-Ange :
Giotto, Jugement dernier,
Chapelle de Scrovegni à Padoue
en Italie, vers 1303.
Miche Ange, Jugement
dernier, Chapelle Sixtine, Vacitan en Italie, 1508-1512.
Art mural
contemporain : du muralisme mexicain aux tags.
Diego
Rivera, Histoire du Mexique : De la conquête au future,
Quelques remarques sur les tags suite aux questions qui ont été posées.
Les murs tagués ne sont pas ceux de galeries, c'est-à-dire de propriétaires qui prêtent leurs murs à l'artiste, mais ceux de biens sociaux (entreprises ou État) ou particuliers. Taguer constitue donc une violation de la propriété privée qui peut être jugée comme un geste allant à l'encontre des normes de la société. Il s'agit donc pas principe d'un art qui est une forme de rébellion. Le tag est une critique et une réappropriation des surfaces murales urbaines :
une critique car les surfaces murales urbaines sont la plupart du temps occupés par la publicité. Les espaces de notre vie quotidienne sont loués pour inciter à la consommation.
une réappropriation car taguer consiste à marquer la ville de sa trace. C'est une forme moderne et urbaine de marquage de son territoire. C'est pourquoi un tagueur peut recouvrir le tag d'un autre tagueur.
Le tag relève de l'art. Sa créativité le rapproche d'une pratique ancienne : la calligraphie. Il existe des styles personnels et une évolution (les premiers tags des années 80 diffèrent de ceux d'aujourd'hui). Une exposition leur a même été consacrée à la Fondation Cartier en 2009-2010.
La Journée des langues a porté en 2013 sur le thème de l'amour. J'ai donc proposé une séance spéciale en commençant par rappeler (14 février oblige...) les origines
de la Saint Valentin :
Antiquité :
L’association du milieu du mois de février avec l’amour et la
fertilité date de l’antiquité.
Grèce :
Dans le calendrier de l’Athènes antique, la période de
mi-janvier à mi-février était le mois de Gamélion, consacré au
mariage sacré de Zeus et de Héra.
Rome :
Le jour du 14 février était nommé les Lupercales ou festival de
Lupercus, le dieu de la fertilité, que l’on représente vêtu de
peaux de chèvre. Les prêtres de Lupercus sacrifiaient des chèvres
au dieu et, après avoir bu du vin, ils couraient dans les rues de
Rome à moitié nus et touchaient les passants en tenant des
morceaux de peau de chèvre à la main. Les jeunes femmes
s’approchaient volontiers, car être touchée ainsi était censé
rendre fertile et faciliter l’accouchement. Cette solennité
païenne honorait Junon, déesse romaine des femmes et du mariage,
ainsi que Pan, le dieu de la nature.
Période
chrétienne : La plupart des fêtes chrétiennes se sont
substituées à des fêtes païennes. Les Lupercales ont finalement
été assimilées par l'Église catholique romaine et remplacées par
la fête de saint Valentin comme saint patron des couples. Au moins
trois saints différents sont nommés Valentin, tous trois martyrs.
Leur fête a été fixée le 14 février par décret du pape Gelase
Ier, aux alentours de 498.
Puis nous avons étudié une
figure du désir : Don Juan, telle qu'elle est mise en musique par Mozart et analysée par le philosophe Kierkegaard.
TEXTE :
Kierkegaard, Ou bien... ou bien...
Quelle
est la force par laquelle Don Juan séduit ? C'est celle du désir :
l'énergie du désir sensuel. Dans chaque femme, il désire la
féminité tout entière, et c'est en cela que se trouve la
puissance, sensuellement idéalisante, avec laquelle il embellit et
vainc sa proie en même temps. Le réflexe de cette passion
gigantesque embellit et agrandit l'objet du désir qui rougit à son
reflet, en une beauté supérieure. Comme le feu de l'enthousiaste
illumine avec un éclat séduisant jusqu'aux premiers venus qui ont
des rapports avec lui, ainsi, en un sens beaucoup plus profond,
éclaire-t-il chaque jeune fille, car son rapport avec elle est
essentiel. Et c'est pourquoi toutes les différences particulières
s'évanouissent devant ce qui est l'essentiel : être femme. Il
rajeunit les vieilles de telle sorte qu'elles entrent au beau milieu
de la féminité, il mûrit les enfants presque en un clin d’œil ;
tout ce qui est féminin est sa proie. [...]
Écoutez
Don Juan ; si, en l'écoutant, vous n'obtenez pas une idée de lui,
vous ne l'obtiendrez jamais. Écoutez le début de sa vie. Comme la
foudre sort des nuées ténébreuses de l'orage, ainsi s'élance-t-il
des profondeurs du sérieux, plus rapide que la foudre, plus
capricieux qu'elle et, pourtant, aussi sûr ; écoutez comme il se
jette dans la richesse de la vie, comme il se brise contre son
barrage inébranlable, écoutez ces sons de violon, légers et
dansants, écoutez le signe de la joie, l'allégresse du plaisir,
écoutez les délices solennelles de la jouissance ; écoutez sa
fuite éperdue, — dans sa précipitation il se dépasse lui-même,
toujours plus vite, de plus en plus irrésistible, écoutez les
désirs effrénés de la passion, écoutez le murmure de l'amour, le
chuchotement de la tentation, écoutez le tourbillon de la séduction,
écoutez le silence de l'instant, — écoute, écoutez, écoutez Don
Juan de Mozart.
Questions :
Quel
rapport le désir entretient-il avec son objet ?
Quelle
est la véritable nature du désir sensuel ?
Les
femmes que désire Don Juan existent-elles vraiment ?
Pourquoi
le désir ne peut-il que se briser contre le barrage de la vie?
Pour
finir, essayez de donner une définition de la séduction, telle que
Don Juan la conçoit.
Les
trois stades de l'existence selon Kierkegaard
L'existence
d'un individu peut passer par trois stades. Kierkegaard est contre
tout système philosophique. Il ne s'agit donc pas d'étapes
nécessaires de l'existence de tout individu, mais d'une description
de états psychologiques d'un individu en fonction des différentes
manières dont il s'engage dans le monde et envers les autres.
Le
stade esthétique (qui mène au désespoir)
L'individu
recherche le plaisir et oscille entre l'amusement et l'ennui. Il n'y
a pas d'engagement à ce stade et le vain caractère de la vie
apparaît comme désespéré. Dans le monde des sens, l'individu est
esclave de ses désirs et de ses émotions.
3
figures littéraires relèvent du stade esthétique : le juif
errant qui ne se fixe sur aucune terre, qui ne trouve pas son lieu ;
Faust assoiffé de connaissance mais incapable d'y trouver sa
satisfaction ; Don Juan en quête éternelle du plaisir de
l'instant. Aucun des trois ne sait s'arrêter à un terme ultime qui
lui donnerait la satisfaction du repos. L'esthétique est le mode
d'être de l'homme moderne, homme sans engagement ni foi, être
des surfaces, de l'incessante métamorphose. Le désespoir est le
mode d'être de l'homme esthétique lorsqu'il s'aperçoit qu'il n'a
pas de moi.
L'ironie
est le mode d'être qui fait signe vers le stade suivant. Kierkegaard
voit dans l'ironie une sorte de désespoir intellectuel
caractéristique de l'homme de la sphère esthétique qui compense
ainsi l'inanité de son moi en dissolvant le monde. Mais s'il
découvre les failles du moi esthétique éparpillé dans la
sensualité, l'ironiste n'a pas le courage de changer de vie. Il se
réfugie alors dans la plaisanterie qui naît de la contradiction
entre sa prise de conscience intellectuelle et son attitude
existentielle. La dérision, qui est l'attitude dominante de l'homme
actuel est tout à fait symptomatique de cette impuissance : on
glousse et on ricane quand on ne sait rien et qu'on n'en peut guère
plus.
Le
saut dans le stade éthique (se choisir soi-même et se reconnaître
pécheur)
Le
stade éthique se caractérise par le sérieux de la vie organisée
selon le temps de la loi et du devoir. L'esthétique se situait dans
l'instant, l'éthique se situe dans le temps. Le métier et le
mariage signalent la vie éthique. Alors que l'homme esthétique
disperse sa vie dans la multitude des instants de plaisir, l'homme
éthique donne à sa vie un centre. Ce changement se produit lorsque,
dans son désespoir, l'individu se reconnaît comme dominé par de
vains penchants et choisit l'engagement et la fidélité.Ce choix
absolu de l'individu constitue sa liberté.
L'humour
marque le passage de l'éthique au religieux. L'humour apparaît dès
que l'individu comprend que quelque chose existe au-delà de son
existence. Il est le mode d'être de l'homme conscient de la distance
qui le sépare de l'infini mais reste tout de même attaché à
l'immanence du jeu. À l'opposé de l'ironie qui est orgueilleuse,
l'humour est humble.
Le
stade religieux (se libérer du péché par la foi en Dieu)
Il
est le prolongement nécessaire du stade éthique car l'individu
reconnaît qu'il a besoin de la foi en Dieu pour se libérer du péché
qui le domine. Aux yeux de Kierkegaard, ce n'est pas \a vertu qui est
le contraire du péché mais la foi. Ce stade se caractérise par
l'angoisse et le désespoir
Grâce
à la répétition (la méditation, la prière, le rituel) du moment
présent il devient possible d'atteindre ce qui nous est refusé :
l'éternité. À travers la répétition s'établit, entre l'instant
et l'éternité, une relation dialectique. Pour nous qui vivons dans
le temps, le stade religieux est à la fois exigé et refusé.
Abraham est la figure du chevalier de la foi qui a fait ce saut dans
la foi.
Exister,
c'est donc assumer les paradoxes auxquels se trouve confrontée une
conscience déchirée entre le fini et l'infini, le temps et
l'éternité, l'être et le vouloir, paradoxes douloureux,
écartèlement tragique de la conscience qui seuls peuvent faire
coexister les contraires sans jams pouvoir les réconcilier ici-bas.
D'autres figures du désir, dans des opéras en diverses langues (allemand, français et anglais) ont été également
mobilisées : Das
Rheingold de Wagner 1869 (Levine & Lepage) ; Armide
de Lully 1686 (Christie & Carsen) ; Fairy Queen de
Purcell 1692 (Christie & Kent) ; Orphée aux Enfers
de Offenbach 1858 (Minskowski & Pelly)
La conclusion a été laissée à Brigitte Fontaine qui chante dans Pipeau
Ce sujet, donné en 2012 aux élèves de série ES scolarisés aux États-Unis, avait fait l'objet d'une séance spéciale à l'occasion de la visite de lycéens américains dans notre établissement.
Abordant les notions
de la politique, de la justice, de la morale et du devoir, ce sujet pose, entre autres, la question de la désobéissance civile et invite dès lors à étudier le texte de Thoreau portant ce titre.
"J'accepte de tout cœur la devise suivante : « Le meilleur
gouvernement est celui qui gouverne le moins » et j'aimerais la voir
suivie d'effet plus rapidement et plus systématiquement. Exécutée,
elle se résume à ceci, que je crois aussi : « Le meilleur
gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » ; et
quand les hommes y seront prêts, tel sera le genre de gouvernement
qu'ils auront. Un gouvernement, au mieux, n'est qu'un expédient ;
mais la plupart d'entre eux sont d'habitude, et tous les
gouvernements sont quelquefois nuisibles. […] Après tout, la
raison pratique pour laquelle, un fois le pouvoir échu aux mains du
peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue
de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle
court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus
juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus
forte. Or le gouvernement où la majorité décide dans tous les cas
ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où
l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouvernement dans lequel
les majorités ne décident pas virtuellement du juste et de
l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? - dans lequel les
majorités ne décident que de ces questions où la règle de
l'utilité est opérante ? Le citoyen doit-il un seul instant,
dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au
législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une
conscience ? Je pense que nous devons d'abord être des hommes,
des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit.
La seule obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à
tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une
corporation n'a pas de conscience ; mais une corporation faite
d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience.
La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à
cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés
eux-mêmes deviennent agents de l'injustice. Le respect indu de la
loi a fréquemment ce résultat naturel qu'on voit un régiment le
soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers,
etc., marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre,
contre leur volonté, disons , même contre leur sens commun et leur
conscience, ce qui complique singulièrement la marche, en vérité,
et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que l'affaire qui
les occupe soit une horreur ; ils sont tous l'une disposition
paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du
monde ? Ou des petits fortins déplaçables, des magasins
d'armes au service de quelque puissant sans scrupule ? […]"
Voici le texte dans sa langue originale :
"I
HEARTILY ACCEPT the motto, — "That government is best which
governs least"; and I should like to see it acted up to more
rapidly and systematically. Carried out, it finally amounts to this,
which also I believe, — "That government is best which governs
not at all"; and when men are prepared for it, that will be the
kind of government which they will have. Government is at best but an
expedient; but most governments are usually, and all governments are
sometimes, inexpedient. […] After all, the practical reason why,
when the power is once in the hands of the people, a majority are
permitted, and for a long period continue, to rule, is not because
they are most likely to be in the right, nor because this seems
fairest to the minority, but because they are physically the
strongest. But a government in which the majority rule in all cases
cannot be based on justice, even as far as men understand it. Can
there not be a government in which majorities do not virtually decide
right and wrong, but conscience? — in which majorities decide only
those questions to which the rule of expediency is applicable? Must
the citizen ever for a moment, or in the least degree, resign his
conscience to the legislator? Why has every man a conscience, then? I
think that we should be men first, and subjects afterward. It is not
desirable to cultivate a respect for the law, so much as for the
right. The only obligation which I have a right to assume is to do at
any time what I think right. It is truly enough said that a
corporation has no conscience; but a corporation of conscientious men
is a corporation with a conscience. Law never made men a whit more
just; and, by means of their respect for it, even the well-disposed
are daily made the agents of injustice. A common and natural result
of an undue respect for law is, that you may see a file of soldiers,
colonel, captain, corporal, privates, powder-monkeys,(5) and all,
marching in admirable order over hill and dale to the wars, against
their wills, ay, against their common sense and consciences, which
makes it very steep marching indeed, and produces a palpitation of
the heart. They have no doubt that it is a damnable business in which
they are concerned; they are all peaceably inclined. Now, what are
they? Men at all? or small movable forts and magazines, at the
service of some unscrupulous man in power?" Thoreau, De la désobéissance civile
Il faut lire l'intégralité de cet opuscule de Thoreau, très stimulant. On peut ensuite poursuivre par un autre opuscule La vie sans principe (tous les deux aux éditions Mille et une nuits). On pourra alors engager la lecture de son œuvre la plus connue, qui n'est pas seulement et pas d'abord philosophique, Walden (dans la traduction récente de Brice Matthieussent aux éditions Le mot et le reste). Enfin, pour ceux qui ont besoin d'images, la vie de Thoreau et son expérience au lac de Walden ont fait l'objet d'une bande dessinée de Dan et Leroy : Thoreau, la vie sublime.
Henry
David Thoreau (1817-1862)
Quelques
dates essentielles de la vie de Thoreau :
1817
– Naissance aux États-Unis qui comptent 11 États esclavagistes et
11 États libres ou abolitionnistes. L'admission du Missouri au sein
de l'Union en 1820 risque d'installer à la Chambre des représentants
une majorité esclavagistes. Un compromis est trouvé en autorisant
l'esclavage au sud du 36e parallèle.
1822
– Découverte de l'étang de Walden.
1837
– Thoreau, lors de sa remise de diplôme à Harvard, prononce un
discours énonçant les principes de sa rébellion contre la société.
Début de la rédaction de son journal, qu'il poursuivra toute sa vie
et qui servira de matériau à ses différentes œuvres. Il démission
au bout d'une semaine de son poste d'enseignant car il refuse les
châtiments corporels.
1845
– A une époque où la modernité et le confort commencent à
attirer les foules dans les villes, il décide d'aller d'aller vivre
seul, dans les bois, dans une cabane qu'il a lui-même construite. Il
y vivra deux années de suite. Son essai intitulé Walden,
décrira et analysera cette expérience de vie.
1846
– Refusant de payer les impôts que lui impose un État
esclavagiste et engagé dans une guerre injuste au Mexique, il passe
une nuit en prison.
1849
– Il publie Resistance to Civil Governement (Résistance
au gouvernement civil), essai rebaptiser après sa mort par son
éditeur Civil Disobedience. Avec le Discours de la
servitude volontaire d'Étienne de La Boétie, cet ouvrage fonde
le concept de désobéissance civile.
1853
– Il aide des esclaves à fuir vers le Canada.
1861
– Début de la guerre de Sécession.
1862
– Mort de Henry David Thoreau.
L'influence
de la pensée de Thoreau :
Mahatma
Gandhi, For Passive Resisters, (1907) : « Thoreau
was a great writer, philosopher, poet, and withal a most practical
man, that is, he taught nothing he was not prepared to practice in
himself. He was one of the greatest and most moral men America has
produced. At the time of the abolition of slavery movement, he wrote
his famous essay "On the Duty of Civil Disobedience". He
went to gaol for the sake of his principles and suffering humanity.
His essay has, therefore, been sanctified by suffering. Moreover, it
is written for all time. Its incisive logic is unanswerable. »
Martin
Luther King, Autobiography :
« During my student days I read Henry David Thoreau's essay On
Civil Disobedience for the first time. Here, in this courageous New
Englander's refusal to pay his taxes and his choice of jail rather
than support a war that would spread slavery's territory into Mexico,
I made my first contact with the theory of nonviolent resistance.
Fascinated by the idea of refusing to cooperate with an evil system,
I was so deeply moved that I reread the work several times.
I
became convinced that noncooperation with evil is as much a moral
obligation as is cooperation with good. No other person has been more
eloquent and passionate in getting this idea across than Henry David
Thoreau. As a result of his writings and personal witness, we are the
heirs of a legacy of creative protest. The teachings of Thoreau came
alive in our civil rights movement; indeed, they are more alive than
ever before. »
Autres
sujets de dissertation pour lesquels la référence à Thoreau serait
pertinente :
Science
politique
L’autorité
politique se fonde-t-elle sur une compétence ? (Djibouti 2008
L)
La
politique est-elle l’affaire de tous ? (2000 L)
Politique
et liberté
Serions-nous
plus libres sans l’État ? (S 2012)
Vivre
en société m'empêche-t-il d'être moi-même ? (USA S 2012)
Les
sources du droit :
Que
respecte-t-on en obéissant au droit : la force ou la justice ?
La
justice est-elle affaire de morale ? (L, 2005)
Contestations
de la justice
Puis-je
au nom de ma conscience refuser de me soumettre aux lois ?
(Polynésie 1999 ST)
A
quelles conditions peut-on contester la loi ? (Polynésie
2000 L)
Le
malheur donne-t-il le droit d’être injuste ? (France 1999 S)
Il serait inutile et même dangereux de pratiquer la politique de l'autruche : les épreuves du bac arrivent à grands pas et avec elles, la toute première, l'épreuve de philosophie. Il va sans dire que les "vacances" de printemps doivent être consacrées aux révisions ! Pour ceux qui ont suivi mes conseils de début d'année et qui ont fait des fiches, il vous suffit de les réviser et de vous reporter aux cours si un point vous semble obscur. Pour les autres, il est un peu tard pour ficher tous les cours faits depuis septembre. Je vous recommande donc d'investir dans le manuel Je me teste sur... la philosophie, que j'ai coécrit avec mon collègue Marc Guyon. Ce manuel reprend sous forme synthétique les cours faits en classe. Nous avons ajouter des sujets corrigés et de brèves fiches sur les auteurs au programme. De plus, il est accompagné d'un logiciel qui vous permet de tester vos connaissances et vos capacités de réflexion, d'analyse et de problématisation. Ces tests sont entièrement personnalisables : on peut choisir le nombre de questions, le thème à réviser, il est possible de se chronométrer, de comparer avec ces anciens résultats, etc.
Ce manuel est disponible en version papier mais aussi en version numérique.
Il est actuellement classé n°1 des ventes de livres parascolaires de philosophie sur Amazon !
A l'occasion de la journée des langues au lycée sur le thème Peoples and food, nous avons évoqué quelques aspects de la réflexion philosophique sur la nourriture. Pour initier cette séance (and to pratice english too), nous avons analysé une chanson de la pianiste et chanteuse de jazz Patricia Barber : Hunger. Vous pouvez la retrouver en vidéo ci-dessous, ainsi que les paroles.
Everything
is food, everything is fair game.
The
second it's gone is the second I crave
more
animal, vegetable, mineral feed,
more
fodder, more fuel, more cake and ice cream.
In
Scythia, where the pickings are slim,
I'm
gorgeous and grateful it's "in" to be thin.
Wan
and pale, I court emaciation
in
high style and endless mastication.
With
cheekbones and ribs that tighten my skin,
wildly
attractive and seductive as sin,
the
closer you come, the more you want me,
the
more you want, the more you want to be free.
There's
no slaking of thirst, no quenching of need,
and
there's never, ever enough to eat:
When
the Gods get even They think of me
While
you're fast asleep to your bed I creep
As
my breath you breathe as I give you a kiss
As
I take my leave I leave you with this
As
you wake so you dream of fish fowl and beef
And
there's never ever enough to eat
Where
inherited wealth meets fine French cuisine
Where
oodles of truffles and tarts and terrines
Where
gavage is an art and foie gras is fatty
Where
quail duck lamb sugar butter and spaghetti
There
desire is infectious and fulfillment is lean
And
there's never ever enough to eat
does
an ocean deny a river?
would
a fire spurn the wood it craves
for
heat?
like
Narcissus and his lover
you
can never have the other
you
can never turn away
you
can never lick the plate
clean
When
the coffers are empty in lieu of defeat
I
deal my daughter for camembert cheese
Here
the story leaves me to my own device
As
lips teeth tongue savor self sacrifice
And
now the Hunter is prey and the Hungry are meat
And
there's never ever enough to eat
Elle s'est inspirée pour écrire cette chanson (comme l'ensemble de son album intitulé Mythologies) des Métamorphoses d'Ovide. Au Livre VIII (781-840), on peut en effet découvrir un démon nommé Faim :
Pour
punir le coupable, [Cérès] invente un supplice qui le rendrait
digne de pitié, si la pitié était faite pour de pareils forfaits :
elle veut le livrer aux tourments de la Faim ; mais ne pouvant aller
trouver elle-même la déesse, et les Destins ne permettent pas à
Cérès de se rencontrer avec la Faim, elle appelle une nymphe des
montagnes, et lui adresse ces paroles :
«Au
fond des glaces de la Scythie, il est une solitude désolée, sans
moissons, sans arbres et sans fruits ; c'est là qu'habitent le Froid
inerte, la Pâleur, la Crainte et la Faim aux entrailles à jeun ;
dis-lui qu'elle aille se cacher dans le sein de l'impie, qu'elle
résiste à l'abondance de toute chose, et qu'elle triomphe de ma
puissance même et de mes secours ; pars, et, si tu t'effraies de la
longueur du voyage, prends mon char, prends mes dragons, et que le
frein te serve à guider leur vol au-dessus des nuages. L'Oréade
monte aussitôt sur le char de la déesse, traverse les airs, arrive
dans la Scythie, et arrête ses dragons sur l'affreux sommet du
Caucase ; elle cherche la Faim, et l'aperçoit, au milieu d'un champ
rempli de pierres, qui s'efforce d'arracher quelques brins d'herbe
avec les ongles et les dents ; elle a les cheveux hérissés, les
yeux caves, le visage pâle, les lèvres infectes et livides, les
dents rongées par la rouille ; à travers sa peau rude, on pourrait
voir jusqu'au fond de ses entrailles ; des os décharnés percent la
courbe inégale de ses reins ; pour ventre, elle n'en a que la place
; sa poitrine est pendante, et paraît ne tenir qu'à l'épine du dos
; grossis par la maigreur, ses muscles et ses nerfs sont à découvert
; la saillie de ses genoux est énorme, et ses talons s'allongent
outre mesure. Sitôt que la Nymphe l'aperçoit, n'osant l'approcher,
elle lui dicte du loin les ordres de la déesse. Bien qu'elle
s'arrête à peine et qu'elle se tienne éloignée, bien qu'à peine
arrivée, elle a cru déjà sentir l'aiguillon de la faim : ramenant
aussitôt ses dragons en arrière, elle tourne les rênes du côté
de la Thessalie, et remonte dans les airs. La Faim, toujours si
contraire à Cérès, s'empresse pourtant d'obéir. Un tourbillon de
vent la porte au seuil du palais d'Erisichthon ; elle entre et va
droit à sa couche. Il était nuit ; l'impie était plongé dans un
profond sommeil ; elle l'enveloppe de ses ailes, lui souffle ses
poisons, remplit de son haleine sa bouche, son gosier, sa poitrine,
creuse et affame ses entrailles ; sa tâche accomplie, elle quitte un
séjour où règne l'abondance, et regagne son désert et son antre
stérile. Le doux sommeil caressait encore Erisichthon de ses ailes
paisibles. Abusé par un songe, il demande à manger ; sa bouche
s'ouvre et se ferme sans cesse ; ses dents se fatiguent sur ses
dents, son gosier s'acharne sur des mets imaginaires, et le vide est
la seule nourriture qui s'offre à sa voracité. A son réveil, sa
faim est une rage qui dévore sa bouche avide et se déchaîne dans
le gouffre de ses entrailles. Au même instant, il ordonne que l'air
et la terre et les eaux soient dépeuplés pour lui ; au sein de
l'abondance, il se plaint de la disette qui l'affame ; les mets
chargent sa table, et sans cesse il appelle des mets ; ce qui
suffirait à nourrir des villes et des peuples entiers ne saurait lui
suffire ; il sent ses désirs croître à mesure que les aliments
s'engloutissent dans son sein. Pareil à l'Océan, qui reçoit dans
son sein tous les fleuves de la terre, et qui absorbe leurs eaux sans
pouvoir apaiser sa soif ; pareil au feu, dont l'insatiable fureur
dévore d'innombrables troncs d'arbres, s'augmente par l'abondance
même des aliments qu'on lui jette, et, consumant sans cesse,
s'irrite en consumant ; l'impie Erisichthon, pendant que les viandes
se pressent dans sa bouche, demande d'autres viandes ; chaque morceau
qu'il mange allume en lui un nouveau désir, et l'abîme qu'il veut
combler ne fait que se creuser davantage. Au fond de ses entrailles,
que tourmente la faim, avait déjà disparu son patrimoine sans qu'il
eût, ô faim cruelle, émoussé ton aiguillon ni calmé le feu qui
brûle sa bouche ! Après avoir dévoré ses richesses, il ne lui
restait qu'une fille, digne d'un autre père ; dans sa détresse, il
la vend aussi ; mais sa fierté repousse le joug. Un jour, au bord de
la mer, elle s'écrie, en étendant les mains au-dessus des eaux :
«Sauve-moi de l'esclavage, toi qui m'as ravi l'innocence». C'est en
effet Neptune qui la lui avait ravie. Le dieu ne rejette pas sa
prière ; sous les yeux mêmes de son maître, qui la suivait, elle
change de sexe, revêt les traits d'un homme et le costume d'un
pécheur. Son maître la regarde. «Vous, dit-il, qui, armé d'un
roseau, suspendez une amorce trompeuse au fer des hameçons,
puissiez-vous trouver la mer toujours calme ; puisse le crédule
poisson ne sentir votre hameçon qu'après l'avoir mordu. Naguère,
sous des vêtements grossiers, et les cheveux en désordre, une
nymphe s'est arrêtée sur ce rivage ; je l'ai vue ici moi-même ;
pourriez-vous me dire où elle est ? Au-delà je n'aperçois plus la
trace de ses pas». Métra reconnaît l'heureuse influence de la
protection de Neptune, et, ravie qu'on veuille savoir d'elle ce que
Métra est devenue, elle répond : «Pardonnez, qui que vous soyez ;
je n'ai pas détourné les yeux du côté du rivage, et les ai tenus
constamment fixés sur l'onde ; je n'étais attentif qu'à ma pêche
; pour bannir tous vos doutes, je prends le roi des mers à témoin
de ma sincérité ; puisse-t-il favoriser mon dessein, s'il est vrai
qu'excepté moi, depuis longtemps, ni homme ni femme n'ont paru sur
ce rivage». Sur la foi de ces trompeuses paroles, il s'éloigne en
foulant l'arène. Dès qu'il a disparu, la nymphe reprend ses
premiers traits ; mais son père, voyant qu'elle peut subir plusieurs
métamorphoses, la vend à divers maîtres ; elle devient tour à
tour cavale, oiseau, cerf, génisse, sans pouvoir suffire à
l'insatiable voracité de son père. Cependant le mal qui le
tourmente avait tout dévoré, et n'avait fait que s'irriter
davantage ; alors il se déchire lui-même de ses dents meurtrières.
Infortuné ! il n'a d'autre pâture que les lambeaux de son corps.
Mais pourquoi m'arrêter à des exemples étrangers ? N'ai-je pas
moi-même, jeune guerrier, le pouvoir de revêtir différentes formes
? mais le nombre en est limité : tantôt je suis tel que vous me
voyez, tantôt je rampe sous la peau d'un serpent ; d'autres fois je
marche à la tête d'un troupeau, armé de cornes menaçantes ; ces
cornes, je les ai conservées tant que j'ai pu ; maintenant, vous le
voyez, le fer en a arraché une de mon front». Et sa voix se perd
dans ses gémissements."
Déméter punit Erisichthon en lui envoyant la Faim
Puis nous avons visionné une émission dans laquelle Lévi-Strauss présentait l'un de ses livres : Le cru et le cuit. Vous pouvez la retrouver sur le site de l'INA et compléter votre découverte de ce texte par la lecture d'un article de Lévi-Strauss lui-même intitulé Le triangle culinaire, dans lequel il explique son analyse structuraliste de la nourriture.
Enfin, nous avons pu voir que l'investissement symbolique de la nourriture n'est pas propre aux peuples dits "primitifs", mais qu'il se constate également dans le rapport que l'homme moderne entretient avec certains plats. C'est ce que montre Roland Bartes dans Mythologies
en se livrant à une brillante analyse sur « Le bifteck et les frites » :
"Le
bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est
le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque
en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le
prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est
visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ; on imagine
bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui
diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même
temps sa force d'origine et sa plasticité à s’épancher dans le
sang même de l'homme. Le sanguin est la raison d'être du bifteck :
les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités
caloriques, mais en images de sang ; le bifteck est saignant
(rappelant alors le flot artériel de l'animal égorgé), ou bleu
(c'est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici
suggéré par le violine, état superlatif du rouge). La cuisson,
même modérée, ne peut s'exprimer franchement ; à cet état contre
nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point,
ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une
perfection.
Manger
le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une
morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte,
les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par
complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre
d'intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la
force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un
aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité
et conjurent par le sang et la pulpe molle la sécheresse stérile
dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par
exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association
romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans
cette préparation tous les états germinants de la matière : la
purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de
substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des
images de la préparturition.
Comme
le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé
plus encore que socialisé; il figure dans tous les décors de la vie
alimentaire : plat, bordé de jaune, semelloïde, dans les
restaurants bon marché ; épais, juteux, dans les bistrots
spécialisés ; cubique, le cœur tout humecté sous une légère
croûte carbonisée, dans la haute cuisine ; il participe à tous les
rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse- croûte bohème
du célibataire ; c'est la nourriture à la fois expéditive et dense ;
il accomplit le meilleur rapport possible entre l'économie et
l'efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation.
De
plus, c'est un bien français (circonscrit, il est vrai, aujourd'hui
par l'invasion des steaks américains). Comme pour le vin, pas de
contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À
peine à l'étranger, la nostalgie s'en déclare, le bifteck est ici
paré d'une vertu supplémentaire d'élégance, car dans la
complication apparente des cuisines exotiques, c'est une nourriture
qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité. National, il
suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de
guerre, il est la chair même du combattant français, le bien
inaliénable qui ne peut passer à l'ennemi que par trahison. Dans
un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du
curé patriote offre à manger à l'espion boche déguisé en clan-
destin français : « Ah, c'est vous, Laurent ! Je vais vous donner
de mon bifteck. » Et puis, quand l'espion est démasqué : « Et moi
qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance."
Vous pouvez également voir Roland Barthes présentant son ouvrage sur le site de l'INA.