lundi 23 septembre 2013

Les sciences sont-elles le reflet de la société ?

L'opinion courante veut que les sciences (tout particulièrement les sciences de la matière : la physique, la chimie, l'astronomie, etc.) ne soient le reflet de rien d'autre que de la nature elle-même. Rien de la personne du scientifique ou de la société à laquelle il appartient, ne doit influencer d'une quelconque manière la formulation des théories. Une science n'est science que si elle est pure. Une telle conception semble bien naïve : comment un scientifique pourrait-il être complètement hermétique à lui-même, à la culture qui l'a éduqué et à la société dans laquelle il vit. Quand bien même, il viserait la plus stricte objectivité, est-il en mesure de prendre conscience de ce qui peut l'influencer, voire le déterminer ? Et, plus particulièrement, le mode d'organisation politique de la société dans laquelle il vit, peut-il conduire à une forme particulière de science ?
Telle est la remarque que formule André Pichot dans La naissance de la science, tome 1 Mésopotamie, Égypte : "La démocratie et les lois constitutionnelles [...] donnent à l'homme une place dans la société qui influence la conception qu'il a de sa place dans la nature et donc sa vision générale du monde. La démocratie en donnant à la société ses lois propres (ni naturelles, ni divines), peut incliner à la recherche, pour la nature, d'un ordre qui lui est propre, un ordre naturel, accessible à l'homme, et non plus divin." (p.16) Cette analyse générale est prolongée par Jean-Pierre Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs. Il étudie l'influence de l'organisation politique, y compris d'un point de vue architectural et urbanistique, sur le développement de la science.
"[...] la Grèce présente un phénomène remarquable, on pourrait même dire extraordinaire. Pour la première fois, semble-t-il, dans l'histoire humaine, se dégage un plan plan de la vie sociale qui fait l'objet d'une recherche délibérée, l'une réflexion consciente. Les institutions de la cité n'impliquent pas seulement l'existence d'un domaine « politique », mais aussi d'une « pensée politique ». L’expression qui désigne le domaine politique : τά κοινά, signifie : ce qui est commun à tous, les affaires publiques. Il y a en effet, pour le Grec, dans la vie humaine, deux plans bien séparés : un domaine privé, familial, domestique (ce que les Grecs appellent économie : οίκονομία) et un domaine public qui comprend toutes les décisions d’intérêt commun, tout ce qui fait de la collectivité un groupe uni et solidaire, une « polis » au sens propre. Dans le cadre des institutions de la cité – (cette cité qui surgit précisément entre l’époque d’Hésiode et celle d’Anaximandre) – rien de ce qui appartient au domaine public ne peut plus être réglé par un individu unique, fût-il le roi. Toutes les choses « communes » doivent être l’objet entre ceux qui composent la collectivité politique, d’un libre débat, d’une discussion publique, au grand jour de l’agora, sous forme de discours argumentés. La polis suppose donc un processus de désacralisation et de rationalisation de la vie sociale. Ce n'est plus un roi prêtre qui, par l'observance d'un calendrier religieux, va faire, au nom du groupe et pour le groupe humain, ce qui est à faire, ce sont les hommes qui prennent eux-mêmes en mains leur destin « commun », qui en décident après discussion [...]. pour les citoyens, les affaires de la cité ne peuvent être réglées qu'au terme d'un débat public où chacun peut librement intervenir pour y développer ses arguments. Le logos, instrument de ces débats publics, prend alors un double sens. Il est d'une part la parole, le discours que prononcent les orateurs à l’assemblée ; mais il est aussi la raison, cette faculté d'argumenter qui définit l'homme en tant qu'il n'est pas simplement un animal mais, comme « animal politique », un être raisonnable. [...]
Il me semble que si la cosmologie grecque a pu se libérer de la religion, si le savoir concernant la nature s'est désacralisé, c'est parce que, dans le même temps, la vie sociale s'était elle-même rationalisée, que l'administration de la cité était devenue une activité, pour la plus grande part, profane. Mais il faut aller plus loin. En dehors de la forme rationnelle et positive de l'astronomie, il faut s'interroger sur son contenu et rechercher son origine.
Anaximandre
Comment les Grecs ont-ils formé leur nouvelle image du monde ? Ce qui caractérise, avons nous dit, l'univers d'Anaximandre [philosophe et savant grec 610-546 av. J.-C.], c'est son aspect circulaire, sa sphéricité. Vous savez à quel point le cercle prend aux yeux des Grecs une valeur privilégiée. Ils y voient la forme la plus belle, la plus parfaite. L'astronomie doit rendre raison des apparences, ou suivant la formule traditionnelle « sauver les phénomènes
», en construisant des schémas géométriques où les mouvements de tous les astres se feront suivant des cercles. Or on doit constater que le domaine politique apparait aussi solidaire d'une représentation de l'espace qui met accent, de façon délibérée, sur le cercle et sur le centre, en leur tonnant une signification très définie. On peut dire à cet égard que l'avènement de la cité se marque d'abord par une transformation de l'espace urbain, c'est-à-dire du plan des villes. C'est dans le monde grec, d'abord sans doute dans les colonies, qu'apparait un plan de cité nouveau où toutes les constructions urbaines sont centrées autour d'une place qui s'appelle l'agora. Les Phéniciens sont es commerçants qui, plusieurs siècles avant les Grecs, sillonnent toute la Méditerranée. Les Babyloniens aussi sont des commerçants qui ont mis au point des techniques commerciales et bancaires plus perfectionnées que celles des Grecs. Ni chez les uns, ni chez les autres on ne rencontre d'agora. Pour qu'il y ait une agora il faut un système de vie sociale impliquant, pour toutes les affaires communes, un débat public. C'est pourquoi nous voyons apparaître la place publique seulement dans les villes ioniennes et grecques. L'existence de l'agora est la marque de l'avènement des institutions politiques de la cité."

Vernant conclut alors que "il y a pu y avoir des liens très étroits entre la réorganisation de l'espace social dans le cadre de la cité et la réorganisation de l'espace physique dans les nouvelles conceptions cosmologiques."

dimanche 15 septembre 2013

L'utile est-il complètement étranger au beau ?

Qu'importe qu'une chose utile soit belle, dès lors qu'elle remplit sa fonction, non ? N'est-ce pas en effet ce qu'on attend d'un objet technique : qu'il remplisse la fonction pour laquelle il a été pensé et fabriqué ? La beauté qu'un tel objet peut manifester n'apparait que comme un "supplément d'âme" ou une dimension agréable, mais loin d'être nécessaire. 
Pourtant, il n'y a-t-il pas une beauté propre de l'objet utilitaire ? Plutôt que d'apparaître comme une dimension extérieure et complémentaire à la fonction, cette fonction elle-même ne peut-elle donner naissance à des formes qui soient belles ?
Dans L'esthétique industrielle, Denis Huisman et Georges Patrix voient la Citroën DS19 comme une réponse à cette question.
 "Quand les usines Citroën ont étudié ce modèle de voiture de route, à la fois rapide et économique, en adaptant à des buts pratiques, techniques, les formes extérieures de la carrosserie, ils ont à la fois tenté de donner à la fonction interne de l'automobile (confort des passagers) et aux fonctions externes (moindre résistance à la pénétration dans l'air) une priorité constante sur les détails extérieurs (l'élégance, la ligne, la grâce [...]). Or le miracle s'est produit : cette voiture née de la simple technique, dont la pureté formelle provenait d'un simple accord de la technique avec la structure, de la forme avec la fonction, du bon fonctionnement, de la commodité, de la stabilité et de l'efficacité, s'est trouvée esthétiquement parfaite. Elle allait absolument à contre-courant. Le style des automobiles de l'époque était celui de l'abondance de chromes et des ailerons de requins, des pare-chocs hérissés de bosses, d'une ligne surchargée [...].
C'est ainsi que la bonne forme peut conditionner une beauté inhérente à la matière elle-même. [...] Or, la D.S. répondait à une nécessité. Et l'adaptation s'est faite spontanément, directement de la forme à la fonction, de la nécessité à la construction. En d'autres termes [...] : l'esthétique industrielle n'est pas de l'art plaqué sur l'industrie ni même de l'art appliqué à l'industrie ; bien au contraire, elle se présente comme de l'art impliqué dans l'industrie. Cet art impliqué, c'est le critère de l'esthétique industrielle."

samedi 7 septembre 2013

La nature nous donne-t-elle des règles pour bien vivre ?

Comme tout sujet de dissertation, celui-ci demande d'établir des distinctions en se posant des questions :
  • La nature est-elle en mesure de nous donner des règles ? Elle nous donne un certain nombre d'éléments nécessaires pour notre vie : un environnement et des moyens pour maintenir l'état de notre organisme, mais est-elle capable de nous donner des règles ? Si oui, de quelles règles s'agit-il ? Peut-on en dresser un liste exhaustive, ou, au moins, d'en proposer des exemples ?
  • De plus, poser une règle consiste à poser une norme. Le sujet suppose donc que ce qui est naturel est normal. Ce point serait à discuter : tout ce qui est naturel est-il normal ? 
  • Ensuite, ces règles naturelles, ne sont-elles pas en fait issues du jugement des hommes sur la nature ? Quelle est l'origine de ces règles, la nature elle-même ou bien la conception que les hommes s'en font ? Une règle ne demande-t-elle pas en effet d'être instituée pour être une règle ? Or la nature n'est pas capable d'une telle institution.
  • Enfin, il faut noter que le sujet ne parle pas simplement de vivre mais de bien vivre. Il va de soit que la nature nous donne des règles pour vivre : la faim qu'éprouve notre corps et la sensation de satiété peuvent en être les exemples. Mais la question porte sur le bien vivre, c'est-à-dire la bonheur. Il faut donc réfléchir au rapport entre nature et bonheur.
On peut reformuler la question ainsi : Peut-on légitimement affirmer que la nature propose aux hommes une norme à respecter afin d'être heureux ? Dans quelle mesure la nature contribue-t-elle au bonheur des hommes ?
Si la nature donne en effet aux hommes des règles pour bien vivre et que la physique est l'étude de la nature, alors cette science permet-elle aux hommes d'être heureux ? La physique vise-t-elle autre chose que la connaissance de la nature ? Permet-elle aux hommes de savoir comment agir dans le monde pour leur bien ?

Platon dans le Timée (28c) apporte des arguments importants pour une réflexion sur cette question. Si la nature est en mesure de donner aux hommes des règles pour bien vivre, c'est d'abord parce qu'elle est elle-même réglée. La nature n'est pas le lieu du chaos et de l'anarchie, du moins dans sa partie supérieure, autrement dit les astres. La nature chez les Anciens est en effet hiérarchisée. Ils voient le ciel étoilé comme étant animé d'un mouvement circulaire parfait et éternel. Les astres sont plus proches du créateur divin que les hommes. Si nous devons nous régler sur la nature, c'est parce que la nature est le produit de Dieu. Comme le résume très bien Rémi Brague dans Au moyen du Moyen Âge : "nous devons imiter la nature, plus précisément ce qui est au plus haut point digne de notre imitation, c'est-à-dire l'ordre majestueux de l'armée des cieux [les astres], afin de mettre de l'ordre dans nos vies. Les corps célestes sont comme nos frères aînés. Leur matière est plus pure que celle dont nous sommes faits. [...] En imitant l'ordre et la beauté de la nature, nous ennoblissons nos âmes et devenons plus dignes de notre humanité. La physique est une médiation pour l'anthropologie. Cela implique que les vertus morales, par lesquelles l'homme devient ce qu'il a à être, sont présentes dans l'univers physique. La justice n'est pas l'apanage de l'homme ; elle est présente dans la structure interne de la réalité objective." (p.156)
La nature est donc le modèle de la perfection. Chercher à la connaître et à l'imiter est pour l'homme la voie d'accès à la perfection.

jeudi 5 septembre 2013

Qu'est-ce qui est intéressant ?

Il ne s'agit bien évidemment pas d'une question qui pourrait faire le sujet d'une dissertation de philosophie en classe de Terminale. Elle ressemble plus au genre de question d'une leçon d'agrégation. Cependant, elle est loin d'être inintéressante car nous qualifions d'intéressantes des choses et des actions très différentes. Qu'est-ce qui fait leur intérêt ? Sont-ce ces choses elles-mêmes ? Notre relation subjective à elles ? Dès qu'il s'agit de réfléchir à ce qui se cache derrière les mots en établissant des distinctions, nous sommes dans la philosophie. Tel est l'exercice auquel s'est livré Rémi Brague dans Au moyen du Moyen Âge dans le quel il distingue trois sens de l'adjectif "intéressant" :
  1. L'intérêt égoïste : ce qui est intéressant, c'est ce qui me rapporte. On parle ainsi dans le domaine de la finance des intérêts d'un compte ou de la participation aux intérêts. Un emploi sera du point de vue du salaire plus ou moins intéressant, quel que soit son intérêt au sens 2.
  2. L'intérêt désigne aussi ce qui attire notre attention, notre regard, notre réflexion. Il s'agit d'un intérêt intellectuel qui procure un certain plaisir. En ce sens, il est intéressant de regarder les constellations d'un ciel étoilé. Nous n'y gagnons économiquement rien, mais nous en éprouvons une sorte de fascination procurant du plaisir. Absorbé par ce qui nous intéresse, nous nous oublions nous-même : nous ne pensons qu'à ce qui nous intéresse.
  3. Enfin, Rémi Brague propose d'appeler intéressant "ce qui fait une différence pour nous, ce qui compte". Autrement dit, ce qui m'intéresse ne me détourne pas complètement de moi-même car j'apprends à me connaitre dans et par ce qui m'intéresse. "Plus précisément, ce qui est intéressant est ce qui se trouve entre nous et nous-mêmes, ce qui inter-est, de telle sorte qu'il nous faut passer à travers pour parvenir à nous-mêmes. L'intéressant est en ce sens une étape nécessaire dans le processus par lequel nous en venons à nous connaître nous-mêmes." (p.137)
Ce qui nous intéresse est donc révélateur d'une part de nous-même. Que faut-il dès lors conclure d'une personne qui ne s'intéresse à rien ? De plus, il apparait dans cette analyse que l'identité personnelle n'est pas donnée, mais construite dialectiquement dans le rapport à la réalité extérieure.

jeudi 29 août 2013

Un athée peut-il être un bon citoyen ?

Cette question peut paraître bien incongrue dans une république laïque comme la nôtre. Dans quelle mesure en effet l'athéisme pourrait-il être un obstacle à l'exercice de la citoyenneté ? Quel rapport peut-il bien y avoir entre la vie politique et une position religieuse ou intellectuelle ? L'athéisme semble relever d'une décision individuelle, qui peut certes avoir une influence sur les actions des hommes, mais qui ne semble pas pouvoir nuire à la vie politique. 

Pourtant, comme le souligne Rémi Brague dans Au moyen du Moyen Âge (p.36-38), il en va de la question de l'engagement et du sens. Il fait alors deux remarques très intéressantes. La première rappelle que la Constitution de la Ve République reprend intégralement la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Or cette dernière n'est pas athée, mais clairement théiste (et les chrétiens peuvent aussi y reconnaître leur Dieu) puisqu'elle affirme : "l'Assemblée nationale reconnait et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen." Il faut relever ici que l'Assemblée déclare ces droits, elle les inscrit, les énonce, les publie, les diffuse, mais elle juge qu'elle ne les crée pas mais les reconnait, car de tels droits sont naturels. Quel est l'enjeu philosophique de la référence à une telle transcendance ? Il en va de la pérennité de ces droits. Rémi Brague écrit ainsi : "Le problème qui se pose pour les démocraties modernes est que ce que quelqu'un fait, il peut aussi le défaire. Ce qui est qu'octroyé par des hommes - des « droits », une « dignité », etc. - pourrait un jour retiré par ces mêmes hommes." Si les droits ne sont que des productions culturelles, historiquement et géographiquement déterminées, s'ils ne sont que des conventions instituées, ils peuvent être modifiés, au profit comme au détriment des hommes. Une transcendance comme celle de Dieu peut dès lors apparaître comme une sorte de garant de l'existence autonome de ces droits qui sont alors considérés comme naturels.  
La seconde remarque formulée par Brague est une référence et une citation à la Lettre sur la tolérance de John Locke (1632-1704). Locke écrit : "Enfin, ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désor­dre et la confusion générale." La tolérance en matière de religion semble donc avoir une limite : l'athéisme, et la raison de cette limite n'est autre que la possibilité d'un ordre social et politique pacifique. Locke considère que la vie sociale dans son ensemble repose sur "les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi", or, sur quoi un athée pourrait-il bien jurer ou promettre ? Qu'est-ce qui l'engage vis-à-vis des autres ? Sa vertu ? Mais ne peut-elle être sujette à variations ?
Ainsi derrière cette question de la compatibilité entre l'athéisme et la politique, se cache la difficulté des démocraties et des sociétés modernes à poser une norme commune, une  forme de transcendance, laïque ou autre. L’État peut-il se sacraliser lui-même pour remplir un tel rôle ? Mais, dès lors, n'est-ce pas une dérive totalitaire ? De plus, quel est le poids politique de la référence à un Être suprême lorsque la société en question n'entretient plus avec la religion une relation traditionnelle ? Ces difficultés elles-mêmes, politiques et sociales, ne risquent-elles pas justement de susciter un retour du traditionalisme en matière de religion ?

dimanche 25 août 2013

Bibliogaphie pour les élèves de Terminale

L'enseignement de philosophie en Terminale n'est pas concevable sans la fréquentation d'auteurs dont le programme fixe une liste. La lecture des textes originaux permet de s'initier aux écritures, aux problèmes, aux démarches philosophiques et aux doctrines des auteurs. Même partielles, ces lectures « dans le texte » sont toujours plus profitables que les résumés. Cette liste se voulant réaliste, c'est-à-dire abordable en quelques mois, on ne s'étonnera pas de ne pas trouver certains philosophes. Vous pouvez tout lire si vous le souhaitez et si vous en avez le temps mais je recommande de faire une sélection, au gré de vos envies, de vos préférences, de votre temps ou des occasions qui se présentent. L'important étant d'engager la lecture. En cas de besoin bibliographique spécifique, n'hésitez pas à me consulter. Enfin cette liste ne se périme pas après la classe de Terminale...

1. Œuvres d'auteurs au programme :
  • Platon :
      • Apologie de Socrate, Criton (en seul volume chez G.F.), Phédon (chez G.F. également). La trilogie du destin de Socrate, ayant marqué définitivement et la vie et la pensée de Platon mais aussi par là-même, toute la philosophie : de son procès (Apologie), à son emprisonnement (Criton) et enfin sa mort (Phédon). Les 3 en un seul volume chez Folio.
      • La République (Folio, traduction Pachet) : épais mais essentiel. Presque toute la philosophie de Platon y est en jeu.
  • Les écoles antiques de philosophie :
      • Cynisme : Les cyniques grecs, fragments et témoignages (Livre de poche)
      • Stoïcisme, Scepticisme, Épicurisme : recueils de textes choisis aux PUF.
  • Descartes : Discours de la méthode. Une autobiographie intellectuelle qui le conduit à exposer sa méthode (ayant rendue possible la science moderne) et ses résultats, dans un style d'une grande noblesse. Puis les Méditations métaphysiques (Livre de Poche)
  • Rousseau :
      • Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Deux textes, dont le style rend parfois difficile la compréhension, d'autant qu'ils sont paradoxaux et problématiques.
      • Du contrat social, au moins les 2 premiers livres. Texte difficile mais absolument essentiel pour comprendre le fonctionnement de toute vie politique.
  • Diderot : Supplément au voyage de Bougainville, Lettre sur les aveugles. Critique rationnelle du monde, de la culture, de ses contradiction contre-nature pour le premier texte et matérialisme sensualiste pour le second. 2 textes représentatifs de l'esprit des Lumières françaises.
  • Hume : Enquête sur l'entendement humain. Une approche rationaliste et sceptique des démarches intellectuelles humaines. Une enquête qui est presque une anthropologie.
  • Kant : Réponse à la question : « Qu'est-ce que les Lumières »?. La rigueur de la démarche, du lexique et du style de Kant rendent difficile la lecture des ses œuvres les plus importantes : Critique de la raison pure, Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger. Les opuscules sont donc plus accessibles. Si on tient à se lancer dans la trilogie des critiques, je recommande de choisir comme compagnon le petit livre de Gilles Deleuze, Kant et la philosophie pratique (PUF).
  • Hegel : Esthétique, Textes choisis (PUF). Même remarque que pour Kant, Hegel peut passer pour un philosophe abscons et rebuter. Toute réflexion sur l'art peut tirer parti de l'introduction de son cours d'esthétique.
  • Marx : Manifeste communiste (ou du Parti communiste).
  • Nietzsche : Généalogie de la morale (Folio). Attention aux malentendus avec cet auteur qui peut d'autant plus séduire qu'il est mal compris. Éviter autant que possible de lire Zarathoustra, ou alors avec la plus grande ouverture d'esprit possible quant au sens du texte. Par contre, on peut librement circuler dans Par delà bien et mal et Le gai savoir (Folio). Une bonne anthologie : Nietzsche, vie et vérité, textes choisis (PUF).
  • Tocqueville : De la démocratie en Amérique (2 tomes, GF). Lecture secondaire mais indispensable pour qui veut comprendre l'évolution des démocraties modernes mais aussi les États-Unis d'aujourd'hui.
  • Bergson : Le rire (PUF). Agréable et à lire en parallèle avec le Misanthrope de Molière (si ce n'est déjà fait...)
  • Freud : Introduction à la psychanalyse (Payot), Cinq leçons sur la psychanalyse, Psychopathologie de la vie quotidienne (Folio). Quand le père de la psychanalyse, explique lui-même sa discipline, pourquoi chercher ailleurs? A lire avec un œil sceptique néanmoins.
  • Russell, Problèmes de philosophie (Payot). Excellent texte, très abordable, démarche sceptique mais productive.
  • Arendt : La crise de la culture (Presse Pocket). Très bonne analyse de la modernité. Référence exploitable sur de nombreuses questions.
  • Sartre : L'existentialisme est un humanisme (Folio). Moins simple qu'il n'y paraît mais si enthousiasmant dans son exigence.
  • Lévi-Strauss, Tristes tropiques (Presses Pocket) : le texte fondateur de l'ethnologie moderne. A compléter pour les plus motivés par Philippe Descola, Les lances du crépuscule (Presses Pocket), élève de Lévi-Strauss, proposant de dépasser l'opposition nature/culture.
  • Tous les philosophes. Les grandes idées tout simplement. (Éditions Prisma). Série de brèves fiches de présentation des différentes philosophies de Thalès à Zizek. Très claire, très bien illustrée, schéma bien pensés. Abordant également les philosophies non-occidentales.   
      
    2. Autres textes abordant des questions du programme :
  • Pour une première approche des problématiques et de l'histoire de la philosophie, comme une transition entre littérature et philosophie : Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (Point Seuil). Chaleureusement recommandé.
  • Les deux sources de l'Europe sont Athènes et Jérusalem. Il faut donc connaître les grands textes de ces 2 traditions :
      • La Bible, traduction œcuménique (Livre de Poche). Pour un texte aussi chargé, le choix de la traduction peut être déterminant. La traduction œcuménique est la plus consensuelle. Si possible, à lire intégralement (pas d'une traite nécessairement...), sinon en priorité
        • Dans l'Ancien Testament : le Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome), livre de Job et le Cantique des Cantiques.
        • Dans le Nouveau Testament : au choix l'un des évangiles synoptiques (Matthieu, Marc ou Luc) et l'épitre aux romains de Paul.
      • Vernant : L'univers, les dieux, les hommes (Presse Pocket). L'un des plus éminent helléniste français raconte les grands mythes grecs. Mais rien ne vaut une source directe : Homère, Illiade (GF) et Odyssée (Traduction Philippe Jaccottet, Éditions de La Découverte)
  • Il faut un minimum de culture générale pour traiter et nourrir les dissertations :
      • En art : Gombrich, Histoire de l'art (Phaidon). Simple, bonnes analyses (sauf pour l'art moderne), reproductions de qualité.
      • En histoire : Malet et Isaac, L'histoire (un seul tome chez Marabout). L'essentiel à connaître avant d'explorer plus précisément chaque période.
      • En sciences :
        • Physique : Galilée, Newton lus par Einstein et Einstein, 1905. De l'éther aux quanta (PUF) de Françoise Balibar. Accessibles et lumineux. Brian Greene, L'univers élégant (Folio). Extrêmement accessible et pédagogique, l'ouvrage montre comment mécanique quantique et relativité peuvent s'accorder dans la théorie de super-cordes. C'est la science telle qu'elle se cherche aujourd'hui.
        • Biologie : Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (GF). Sur la théorie de l'évolution : S.J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie (Point Seuil).
3. Littérature :
Vous commencerez par poursuivre la lecture des classiques découverts en cours de Lettres et de Langues. S'il y a des failles dans le domaine :
  • Une anthologie de poésie française est nécessaire. Il en existe beaucoup, à vous de choisir celle qui convient à vos préférences et/ou au temps dont vous disposez.
  • Il faut connaître au moins une tragédie antique : Sophocle, Œdipe roi (Folio). Puis se lancer dans l'Orestie d'Eschyle (GF).
  • Une tragédie classique de Corneille et de Racine, une comédie de Molière, au choix.
  • Un roman de Balzac, un de Hugo, un de Zola, au choix.
Vous pouvez aussi aborder la littérature traitant directement de problèmes philosophique :
  • Kafka, Le procès, Le château (GF). L'absurde de la justice et de l'existence en général.
  • Rilke, Lettres à un jeune poète (Poésie Gallimard). Qu'est-ce qu'être artiste?
  • Proust, A la recherche du temps perdu. Conséquent (8 volumes) mais incontournable!
  • Céline, Voyage au bout de la nuit. Un des plus grands auteurs français modernes.
  • Sartre, La nausée. La découverte de l'existence.
  • Primo Lévi, Si c'est un homme (Presse Pocket) ou Robert Antelm, L'espèce humaine (Gallimard). L'expérience des camps de concentration.
  • Philip Kindred Dick, Blade runner, Minority report (J'ai Lu). Un des plus prolifiques et brillants auteurs américains contemporains de science-fiction.
4. Revues : Certaines de ces revues sont disponibles à la bibliothèque. Vous pouvez aussi les commander sur internet.
  • Philosophie magazine, revue mensuelle, très riche, très claire, abordant autant des doctrines que des problématiques philosophiques ou bien encore des questions d'actualité analysées d'un point de vue philosophique. Hautement recommandé pour tout élève de Terminale !
    Ce magazine publie également des Hors Séries ludiques comme Tintin au pays des philosophes et Spécial Bande Dessinée : La vie a-t-elle un sens ?
  • Sciences humaines, revue mensuelle présentant des doctrines et des questions qui recoupent celles de la philosophie. La sociologie, la psychologie, la psychanalyse, les neurosciences, l'éthologie y sont, entre autres, abordées.
  • Les Dossiers de La Recherche, trimestriel. Aborde des grands dossiers scientifiques, par exemple n°33 de novembre 2008 : L'héritage de Darwin, n°35 de mai 2009 : Le big-bang, révélations sur l'origine de l'univers, n°45 d'octobre 2011 : Neandertal, notre nouvel ancêtre.
  • Les cahiers de Science & Vie, revue mensuelle abordant l'histoire des civilisations, des savoirs et des techniques. Par exemple n°105 de juin 2008 : La sorcellerie et les sciences occultes, n°107 d'octobre 2008 : Les origines de l'écriture, n°118 d'août 2010 : Les origines des langues, n°121 de février 2011 : Naissance de la médecine, n°129 de mai 2012 : L'astronomie, n°131 d'août 2012 : Aux origines de Dieu.
  • Le Point, Hors-série, semestriel. Aborde des grandes figures de la pensée ou bien des courants de pensées ou des religions. La structure (très pédagogique et utile) du numéro est toujours la même : présentation, choix de textes commentés, un entretien et enfin un lexique. Je recommande, parmi d'autres, les titres suivants :
      • Sur les mythes et les religions :
        • Mythes et mythologies : Œdipe, Sisyphe, Osiris, Icare...
        • Les religions d'Asie : hindouisme, bouddhisme, taoïsme
        • Les religions monothéistes : judaïsme, christianisme, islam
        • Le christianisme : saint Paul, saint Thomas, Luther, Wesley...
      • Sur l'histoire de la pensée :
        • La pensée antique : Aristote, Épicure, Platon
        • La pensée en islam : Avicenne, Averroès, Al-Ghazali, Ibn Khaldoun...
        • La pensée chinoise : Confucius, Lao-Tseu, Tchouang-Tseu
      • Sur la philosophie et des thèmes au programme :
        • Freud, Ferenczi, Klein, Lacan... Les textes fondamentaux de la psychanalyse
        • Penser l'homme. Sartre, Camus, Foucault, Lévinas...
        • Les textes fondamentaux de la pensée politique. Machiavel, Locke, Rousseau, Tocqueville Marx...
        • Penser la mort. Platon, Sénèque, Épicure, Confucius, Pascal, Camus...
        • Comprendre l'autre. Hérodote, Rousseau, Durkheim, Lévi-Strauss...
        • Les textes fondamentaux du libéralisme. Smith, Tocqueville, Hayek...
        • La liberté, les textes fondamentaux. Sénèque, Saint Paul, Sade, Tocqueville, Sartre, Foucault...
        • Voltaire contre Rousseau
        • Les maîtres de la raison : Descartes, Locke, Leibniz

Bonnes lectures !


lundi 19 août 2013

Faut-il croire pour savoir ?

Il semble a priori que ces deux états de l'esprit que sont la croyance et le savoir s'opposent. Croire, ce n'est pas tout à fait savoir. Lorsque je dis : "Je crois qu'il fera beau demain", je suppose que c'est non seulement possible mais hautement probable. Il semble donc y avoir dans la croyance une part d'incertitude. Au contraire, dès lors que je sais, je n'ai plus besoin de croire. Je ne vais pas dire par exemple que je crois que 2 + 2 = 4, je le sais. Il n'y a là aucune incertitude. Ainsi, il apparait en première analyse que la croyance n'est pas nécessaire au savoir ("Faut-il..."), et même qu'elle peut être un obstacle au savoir. 
Cependant, l'histoire des sciences montre que cette opposition n'est pas aussi tranchée. Les croyances, tout particulièrement religieuses, n'ont-elles pas été l'un des moteurs du savoir ? 
André Pichot dans La naissance de la science, tome 1 : Mésopotamie, Égypte montre que l'avancée des mathématiques mésopotamiennes est dû à une mystique des nombres : "Le statut du nombre est bien différent [de celui des figures géométriques], et il n'est pas aussi immédiat et naturel : si je rencontre trois arbres, les arbres au nombre de trois appartiennent à la nature, mais le nombre 3 n'y appartient pas (a fortiori le nombre 10 523 qu'on ne peut même pas évaluer d'un coup d'œil). Les nombres ne se présentent pas sous les sens de manière aussi claire que les figures géométriques ; ils sont bien plus abstraits et n'appartiennent pas à notre géographie habituelle. Et pourtant ces abstractions que sont les nombres existent et, de plus, présentent certaines propriétés régulières. Ne pouvant se rattacher au concret comme la géométrie, le niveau d'existence des nombres glissera facilement vers le sur-naturel (ils ne sont pas dans la nature, mais cependant ils commandent certains phénomènes naturels qui répondent à des apports numériques - ils sont donc au-dessus de cette nature)." (p.119)
Tablette mésopotamienne

Si les mathématiques mésopotamiennes ont connu un développement plus important que les mathématiques égyptiennes car les Mésopotamiens accordaient aux nombres des pouvoirs magiques. "Comparativement à l'arithmétique mésopotamienne, celle de l’Égypte paraît pauvre ; on n'y trouve pas la même frénésie numérique, mais il ne semble pas y avoir non plus la même mystique [...]. D'une certaine manière, cette absence de mystique numérique semble avoir freiné les tentatives d'exploration des propriétés des nombres, autres que celles qui sont directement applicables à la résolution de problèmes concrets." (p.242) Autrement dit, une croyance irrationnelle a été à l'origine du développement d'une science rationnelle.
Il en va de même de leurs connaissances astronomiques, plus poussées que celles des Égyptiens, du fait de leurs croyances astrologiques : "Tout comme la mystique numérique a favorisé l'exploration des propriétés des nombres par les Mésopotamiens, leurs croyances astrologiques ont développé leur astronomie [...]. Les Égyptiens - bien que leurs dieux soient souvent assimilés aux astres [...] - semblent n'avoir vu dans l'astronomie que le moyen de compter le temps, non seulement le temps agricole, mais aussi le temps mystique ; car les prêtres devaient accomplir certains rites à des dates et heures déterminées, et c'est sans doute largement pour ces pratiques religieuses que l'astronomie s'est développée - mais une astronomie qui se contentait de compter le temps et non une astrologie." (p.282)
L'usage pratique et l'absence de démonstrations et d'organisation des connaissances en un système caractérisent cependant de façon égale les mathématiques de ces deux civilisations. A propos des Mésopotamiens, André Pichot écrit : "les nombres sont rarement considérés comme un moyen d'intelligibilité (ni, a fortiori, de rationalité) ; ce sont simplement des moyens de calcul. Il n'y a jamais recherche de démonstrations, ni arithmétiques, ni géométriques ; jamais n'est envisagée la possibilité de construire un tout mathématique articulant de telles démonstrations en un ensemble rationnel. Ceci va de pair avec le fait que les problèmes traités sont toujours, sinon l'application pratique directe, du moins très concrets. Cette mathématique ne travaille pas sur des objets abstraits qui lui seraient propres mais sur la réalité sensible ; par exemple, la géométrie ne s'attache pas à rechercher et démontrer les propriétés du carré en tant qu'abstraction mathématique, mais simplement à trouver le moyen de calculer la surface d'un champ carré [...] C'est pourquoi le Mésopotamien se contente assez facilement d'approximations [...] ne rejetant pas pour autant les méthodes exactes quand il les trouve." (p.114)
Extrait du papyrus de Rhind
Quant aux Égyptiens, André Pichot affirme : "Il n'y a pas en général de souci de démonstration, les problèmes sont donnés à titre d'exemples, un peu comme des «recettes» : «quand un problème de telle sorte t'est posé, tu dois faire ceci». A fortiori, il n'y a pas de tentatives d'articulation de ces problèmes en un tout rationnel." (p.240) 
Ainsi, les croyances mythologiques, sacrées, mystiques ou magiques ont été le moteur de la recherche de solutions à des questions ponctuelles. Il s'agit bien d'un savoir pré-scientifique appuyé et nourri par la croyance.
Quelques liens pour prolonger cette découverte des mathématiques et de l'astronomie antique :

mercredi 1 mai 2013

La sanction est-elle la forme légale de la vengeance ?

À quelles conditions en effet la sanction pénale peut-elle être juste ? Le questionnement est ancien car il se trouve déjà au cœur de la tragédie d'Eschyle (525-456 av. J.-C.) Les Euménides. Comment laver le crime de Clytemnestre par son fils Oreste sans commettre un nouveau crime ? D'autant qu'Oreste en tuant sa mère ne faisait que venger son père. Mais il ne s'agit toujours alors que de vengeance et non encore de justice. La question est donc de savoir comment la justice peut-elle s'exercer sans agir elle-même de façon injuste ? La tragédie d'Eschyle ménage une solution : à la vengeance traditionnelle se substitue l'institution d'un tribunal examinant les mobiles du crime avec un interrogatoire contradictoire.
Bouguereau, Les Remords d'Oreste, 1862
Les Érinyes (esprits femelles, divinités chthoniennes nées des gouttes de sang tombées sur Gaïa, la Terre, lorsque Chronos mutila Ouranos) qui assuraient jusqu'alors la vengeance deviennent les Euménides, c'est-à-dire les Bienveillantes, protectrices d’Athènes, chargées de faire régner la justice.
Cependant, la question de la nature de la sanction et de son application n'est pas pour autant réglée, tout particulièrement si l'on pense à la peine de mort. Il faut lire (ou relire) deux courts textes engagés de Hugo : Le dernier jour d'un condamné et Claude Gueux. L'un et l'autre montrent bien l'injustice de la peine capitale et les limites de l'emprisonnement. Hugo s'exclame en effet : "On est parfois tenté de croire que les défenseurs de la peine de mort. N'ont pas bien réfléchi à ce que c'est. Mais pesez donc un peu à la balance de quelque crime que ce soit ce droit exorbitant que la société s'arroge d'ôter ce qu'elle n'a pas donné, cette peine, la plus irréparable des peines irréparables !" Dans Claude Gueux, Hugo pose la question de la responsabilité de la société elle-même dans les crimes des particuliers, retrouvant la critique de l'injustice de la société que Rousseau dressait déjà : "Voyez Claude Gueux. Cerveau bien fait, cœur bien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société si mal faite qu'il finit par voler. La société le met dans une prison si mal faite qu'il finit par tuer. Qui est réellement coupable ? Est-ce lui ? Est-ce nous ? 
Questions sévères, questions poignantes, qui sollicitent à cette heure toutes les intelligences, qui nous tirent tous tant que nous sommes par le pan de notre habit, et qui nous barreront un jour si complètement e chemin qu'il faudra bien les regarder en face et savoir ce qu'elles nous veulent." 
Notons que Claude Gueux a fait très récemment l'objet d'une adaptation pour la scène sous la forme d'un opéra, commandé par l'Opéra de Lyon et composé par Thierry Escaich. Le livret a été adapté de la nouvelle de Hugo par Robert Badinter, héros de l'abolition de la peine de mort en France dans les années 80 en tant que Garde des Seaux. A l'occasion de cette production, Robert Badinter a donné une conférence intitulée "Hugo et la justice" qui est disponible en ligne.

mardi 16 avril 2013

La science est-elle en mesure de dicter des conclusions morales ?

La question de ce sujet de dissertation comporte un implicite, qui est aussi une opinion : la science n'a rien à voir avec la morale. Dans son projet général de connaissance, elle ne propose ni n'impose aux individus des conclusions morales, c'est-à-dire des prescriptions d'actions. Elle établit des faits, leurs fonctionnements, les lois théoriques qui les régissent, bref elle répond à la question "Comment ?" et non à la question : "Pourquoi ?" En tant qu'activité de la raison, elle semble donc complètement étrangère à la morale qui semble relever d'une tradition culturelle et souvent religieuse.
Cependant, la morale ne peut-elle, elle aussi, être considérée comme une science ? Et, les découvertes scientifiques des siècles passés sont-elles sans aucun effet sur la manière dont les individus se pensent, se juge et agissent ?
Freud semble avoir bien perçu que l'histoire des sciences conduit l'homme a modifier le regard qu'il porte sur lui-même en tant qu'espèce spécifique. Certaines révolutions scientifiques ne constituent-elles pas autant d'invitation à une réforme morale ? Freud écrit dans son introduction à la psychanalyse : "Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique."
A gauche, Copernic ; au centre Darwin ; à droite, Freud
Les découvertes des trois scientifiques ci-dessus (la question reste à savoir si, comme l'affirmait Freud, la psychanalyse est bien une science...) auraient donc produit trois humiliations. La fin du géocentrisme décentre l'homme de l'univers : tous les astres ne tournent plus autour de lui. L'évolution darwinienne rappelle que l'homme n'est pas une créature de Dieu mais un vivant comme les autres, partageant une même parenté. Enfin, Freud place au centre même de l'homme, dans sa conscience, une part d'étrangeté inquiétante (Unheimlich en allemand) : l'inconscient.
Rémi Brague montre pourtant dans un article intitulé "Le géocentrisme comme humiliation de l'homme" (recueilli dans Au moyen du Moyen Âge) que Freud commet une erreur dans son interprétation. Il présuppose qu'au Moyen Âge la place centrale était considérée comme une place d'honneur. Or, Rémi Brague montre, textes à l'appui, qu'il n'en est rien. Une telle vision, une telle hiérarchie spatiale correspond plus à l'esprit de l'âge classique. Prenons l'exemple de Louis XIV. Le 5 juin 1662, il organise aux Tuileries un Grand Carrousel pour célébrer la naissance du Dauphin. L'occasion n'est qu'un prétexte car le Dauphin est né 7 mois plus tôt. Il s'agit en fait de célébrer la prise du pouvoir par le roi, 10 ans après la Fronde. Pour cela, Louis XIV imagine une mise en scène dans laquelle, les nobles vont parader autour de lui, représentant le Soleil. Jean-Marie Apostolidès écrit ainsi dans Le roi-machine : "Comme l'astre solaire, Louis XIV répand ses rayons dans toutes les directions. Cette mise en scène évoque l'image d'une roue formée de plusieurs circonférences qui tourneraient autour du même axe, immense machine dont le roi est le pivot et le moteur." 
Représentation géocentrique de l'univers

Le Grand Carrousel des Tuileries, le 5 juin 1662

De plus, accorder au centre une valeur supérieure ne semble justifier que dans le cadre des relations humaines et non, comme l'affirme Freud, en ce qui concerne le domaine des astres : "Dans ce contexte, le centre était au contraire un endroit des plus modestes, voire le plus humble de tous." Brague cite alors A. H. Armstrong : "La cosmologie géocentrique n'a pas conduit les astronomes de l'Antiquité à une vision anthropocentrique de l'univers, ce qui serait une vision exagérée de l'importance de l'homme dans la hiérarchie des êtres. Elle les conduisit plutôt à mettre l'accent sur sa petitesse, son insignifiance et sa position basse dans l'ordre cosmique." 
Trois citations de penseurs médiévaux justifient parfaitement cette interprétation. Bède le Vénérable (672-735) affirme que la terre "située au centre [...] du monde, comme la plus lourde, occupe parmi les créatures le lieu le plus humble et central, alors que l'eau, l'air et le feu la précédent vers le haut par la légèreté de leur nature comme par leur position." Ibn Tufayl (1105-1185) va plus loin dans l'image : "Ce qui constitue, dans la concavité de cette Sphère, le monde de la génération et de la corruption joue le rôle qu'ont dans le ventre de l'animal les divers excréments et humeurs, dans lesquels assez souvent se forment aussi des animaux comme dans le macrocosme." Et Rémi Brague de résumer : "En d'autres termes : l'homme est au centre de l'univers comme un bousier sur une crotte."
Alain de Lille (1128-1202) recours quant à lui à une comparaison topologique et sociale : "L'homme est comme un métèque habitant la banlieue du monde." Comme on le voit, on est loin de l'idée que la centralité de l'homme dans l'univers est une place privilégiée. Les deux image ci-dessous, tirées de traités médiévaux, manifestent bien cette place subalterne de l'homme. Il est au centre certes, mais donc éloigné de Dieu. L'humiliation de sa position doit conduire son âme à plus d'humilité. La connaissance du monde développée au Moyen Âge n'est donc pas sans implications morales, voire sans visée apologétiques.
 
Guillaume de Conches, De philosophia mundi, 1276



Traité anonyme sur la destinée de l'âme, Début XIIe s.
 
Ainsi, nous pouvons affirmer que la science ne dicte pas de conclusions morales mais ses conclusions scientifiques ne sont pas sans conséquences morales. De plus, pour répondre à cette question, il faudrait se demander si la science dans son activité propre ne suppose pas une certaine morale ? Enfin, il semble important de relever à propos de l'interprétation proposée par Freud, que toute interprétation doit prendre en compte l'ensemble des données intellectuelles d'une époque pour être fondée. Elle risque sinon de révéler bien plus sur l'interprète lui-même que sur l'objet de son interprétation.

lundi 15 avril 2013

Un dialogue des religions est-il possible ?

Dans Au moyen du Moyen Âge, Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Rémi Brague souligne la difficulté à faire dialoguer les trois monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam). Le partage d'une figure commune (Abraham) devrait pourtant leur offrir un terrain de d'échanges possibles. 
Il n'en est rien car ces religions se disputent justement l'héritage de la tradition : " Quant au problème de fond de la coexistence, vous avez bien mis le doigt sur la difficulté fondamentale. Elle est paradoxale : ce qui gène n'est pas l'étrangeté des religions l'une par rapport à l'autre, c'est plutôt une certaine façon d'interpréter une proximité réelle. Ce qui exaspère les Juifs, c'est que les chrétiens prétendent comprendre « leur » livre mieux qu'eux. De façon analogue, ce qui rend les chrétiens perplexes - ce pourquoi ils se refusent souvent à en prendre conscience -, c'est que l'islam se comprend comme un post-christianisme, destiné à remplacer celui-ci. Pour l'islam, la survivance du christianisme est un anachronisme. L'islam se présente même comme le véritable christianisme, puisque, pour lui, les chrétiens ont défiguré l'Évangile authentique, comme d'ailleurs les Juifs ont trafiqué la Torah authentique. Pas question donc de s'appuyer sur des Écritures communes.  De la sorte, du point de vue musulman, le « dialogue islamo-chrétien », c'est le dialogue entre les vrais chrétiens, à savoir les musulmans eux-mêmes, et des gens qui s'imaginent être chrétiens et qui ne le sont pas vraiment... C'est pourquoi un tel dialogue intéresse plus les chrétiens que les musulmans. " (p26-27)
De plus, pour dialoguer, il faut un peu se connaître, or " La connaissance de chacune des deux religions par l'autre est souvent assez mauvaise. Mais ce n'est pas pour es mêmes raisons. Il importe de se rendre compte des obstacles. Ils sont symétriques, mais inversés. Pour le dire en une formule évidemment sommaire : les chrétiens savent qu'ils ne connaissent pas l'islam ; les musulmans croient qu'ils connaissent le christianisme. Pour le christianisme, l'islam est quelque chose qui n'aurait pas dû exister. L'islam est un imprévu, quelque chose de nouveau et d'inattendu, et donc de paradoxal. Les chrétiens en tant que tels savent, ou croient savoir, ce que c'est que le judaïsme et ce que c'est que le paganisme. Or, les musulmans ne se laissent pas classer dans une catégorie préexistante : l'islam n'est pas païen - en tout cas il est monothéiste ; il n'est pas non plus juif ; il est encore moins chrétien. [...] Rien de tel pour l'islam. Pour lui, le christianisme est quelque chose de bien connu, une vieille histoire. Le Coran contient des renseignements sur les chrétiens : ils adorent à côté du Dieu unique d'autres entités, comme Jésus et sa mère. Le christianisme est quelque chose de dépassé. Les chrétiens se sont refusés à reconnaître le prophète définitif qui devait parachever leur religion. Ils ont manqué le coche." (p.352-353)
Enfin, ces religions diffèrent sur un point essentiel : " Les révélations musulmane et juive, qui se présentent comme des lois, ne posent pas les mêmes problèmes que la révélation chrétienne. Celle-ci étant révélation d'une personne, donc de « mystères », se comprend avant tout comme demandant la foi. Concilier religion et philosophie est en chrétienté un problème épistémologique, voire psychologique ; en islam et dans le judaïsme, c'est avant tout un problème politique. Par ailleurs, le philosophe qui vit selon une de ces religions a une responsabilité de nature politique. Pour citer une formule brève, mais brillante de Warren Z. Harvey: « Socrate a été jugé ; Averroès et Maïmonide étaient juges». "


Socrate dans un manuscrit arabe