mercredi 31 octobre 2012

L'art inspire-t-il les artistes ?

De gauche à droite : Léonard de Vinci, Mona Lisa (1503-1506) ; Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q. (1919) ; Andy Warhol, Mona Lisa (1963) ; Jean-Michel Basquiat, Mona Lisa (1983)
En nous interrogeant sur l'origine de la création artistique (Cours 3 Séance 2), nous avons analysé le concept d'inspiration. Il renvoyait le plus souvent à un élément extérieur à l'esprit de l'artiste : dieu, événement, lieu, être naturel etc. Mais ce qui inspire les artistes n'est-ce pas l'art lui-même, c'est-à-dire les œuvres des autres artistes ? On le voit ici avec la célèbre (trop célèbre ?) Mona Lisa de Léonard de Vinci, œuvre séminale ayant conduit à de nombreuses reprises distanciées.
Nous avons vu que l'art n'obéissait pas à des règles (à l'exception de règles techniques) mais que l’œuvre géniale donnait ses règles à l'art et servait de référence pour les autres productions. La Joconde est un excellent exemple pour illustrer cette idée. Léonard de Vinci a fait avec ce portrait une proposition inédite en art, une œuvre géniale, qui a servie de référence pour les créations des autres artistes. Son importance est telle qu'elle a conduit à des parodies ou des détournements comme ceux ci-dessus de Duchamp, Warhol et Basquiat.
La Joconde est aussi l'exemple d'une œuvre qui, ayant été tant de fois vue, montrée, reproduite, copiée, détournée, a perdu ce que Walter Benjamin appelle son aura (Voir Cours 3 Séance 1 Document Fontaine). Nous l'avons tant vue que nous ne la regardons pas. Pourtant, la connaissons-nous vraiment ? Les deux liens du musée du Louvre ci-dessous peuvent nous y aider :
Questions portant sur l'animation "La Joconde à la loupe" :
Analyse du tableau :
  1. Dans quelle mesure peut-on dire que la Joconde est un objet technique qui présente des problèmes techniques ?
  2. Quels sont les 3 espaces en jeu dans le tableau ?
  3. Que cherche avant tout à montrer Léonard au sujet de son modèle ?
  4. A quoi peut-on associer les 4 couleurs fondamentales du tableau ?
Contexte du tableau
  1. Pourquoi selon Vasari, tout peintre doit craindre Léonard après la création de la Joconde ?
  2. Au 16e siècle, que cherchent à rendre les peintre de portrait ? Que montre la comparaison de la Joconde avec les portraits contemporains ?
  3. Quelle interprétation est proposée du sourire de la Joconde ?


mardi 30 octobre 2012

Quelques tableaux pour disserter sur l'art

Je vous propose ci-dessous un petit parcours dans l’histoire de la peinture pour disserter sur l’art. Il n'est en effet pas possible de disserter sur l'art sans connaître d'assez prés certaines œuvres d'art. J'ai choisi quelques tableaux célèbres dans des périodes artistiques différentes, en cherchant à montrer quelles ruptures et quelles transitions existent cependant entre elles. Deux remarques à ne pas oublier : tout d'abord il ne s'agit que de reproduction. Rien ne vaut al confrontation directe aux œuvres elles-mêmes, dans leur matérialité. Ensuite, il ne faut pas réduire l'art à la peinture, comme on a trop souvent tendance à le faire du fait de l'importance chez l'homme du sens de la vue.

 Simone Martini (1285 ?-1314) et Lippo Memmi L’Annonciation, 1333, Florence, Italie.
Cet ensemble est un retable, c'est-à-dire un tableau vertical placé derrière l’autel dans une église. Il présente la scène de l’Annonciation entre Saint Ansano et Sainte Margueritte. E. H. Gombrich, un très célèbre spécialiste de l’histoire de l’art, la décrit ainsi « Cette peinture montre à quel point l’art siennois [Sienne, une ville italienne proche de Florence] s’était imprégné de l’atmosphère générale des idéaux du XIVe siècle. C’est une Annonciation, l’ange Gabriel descend du ciel pour saluer la Vierge, et nous pouvons lire les mots qui sortent de sa bouche : « Ave Maria, gratia pleina. » [« Je vous salue Marie, pleine de grâce. »] Dans sa main gauche, l’ange tient une branche d’olivier, symbole de paix, et il lève la main droite comme s’il allait parler. La Vierge vient de quitter sa lecture. Elle ne s’attendait pas à l’apparition de l’ange. Elle recule avec un mouvement à la fois humble et craintif, tout en regardant le céleste messager. Entre les deux personnages, un vase de lis blancs symbolise la virginité, et tout en haut, au sommet de l’arc brisé, on aperçoit la colombe, emblème du Saint-Esprit, entourée de chérubins ailés. […] Leurs figures, avec leurs yeux obliques et leur bouches arquées, peuvent nous paraître un peu bizarres. [Mais] un vrai vase est posé sur un sol vrai et nous savons où il est posé par rapport aux personnages. Le siège de la Vierge est un vrai siège et exprime bien la profondeur. Le livre qu’elle tient n’est pas le symbole d’un livre, mais un livre placé dans une lumière vraie, avec de l’ombre entre ses pages. » (Histoire de l’art, Gallimard, p212-214) Ce n’est pourtant pas la perspective du trône qui définit l’espace. D’infimes indications expriment la profondeur : le décalage entre le plan du siège de la Vierge et celui de l’ange, le mouvement de retrait de la Vierge, la disposition du vase. Même si ce tableau manifeste en effet une certain réalisme, il faut noter que le cadre architectural, le fond doré et l’absence de perspective géométrique rattache cette œuvre à l’art gothique.

Fra Angelico (1387-1455), L’Annonciation, env. 1440, Florence, Italie.
Le même thème mais les différences sont flagrantes. L’artiste ne fait pas qu’exprimer l’espace. Il le représente. On pourrait se mouvoir autour des personnages. La logia, comme on en construisait alors à Florence, avec son enfilade de voûtes et de colonnes, le jeu des ombres et l’ouverture vers la cellule à l’arrière plan renforcent la perspective. L’ange et la Vierge se trouvent dans deux espaces délimités par les colonnes. Ils adoptent une position symétrique. Au salut de l’ange, répond l’humilité de la Vierge qui semble accepter sa mission. La scène semble prendre place dans un monastère semblable à celui dans lequel elle a été peinte par un peintre qui était lui-même moine. La composition est claire et ordonnée
Cette fresque est représentative de la Renaissance : volonté de réalisme (la nature, les vêtements, pas de dorure), redécouverte et inspiration de l’Antiquité (les chapiteaux des colonnes).

Piero Della Francesca (1410-1492), La flagellation du Christ, 1453, Urbino, Italie.
On voit bien dans cette autre scène sacrée (la flagellation du Christ après le jugement de Pilate assis à gauche de la scène avec les instruments du pouvoir) que la mise en œuvre de la perspective se fait de façon plus rigoureuse. Le plan des lieux est si précis qu’on pourrait le recréer. Comme le note l’historien d’art Jean-Louis Ferrier, ce tableau est "un rêve mathématique". Il est construit à partir de la hauteur idéale de l’homme (représenté par le Christ). A la différence des tableaux du Moyen Age, même si le Christ est le personnage qui a le plus d’importance symbolique, il n’est pas le plus grand de la composition. C’est l’espace qui détermine la taille des personnages. On remarquera ici que toutes les lignes du tableau convergent vers un point qui fuite placé dans le prolongement des colonnes. La lumière est traitée de façon aussi précise que l’espace. Notons d’autre part, l’étrange lumière qui éclaire la scène de gauche qui ne semble pas être la même celle qui éclaire la scène de droite. Cette composition contribue à l’aspect mystérieux et solennel du tableau. La scène est dominée par 3 imposantes figures qui ne sont pas identifiées avec certitude mais il est probable que le commanditaire s’y trouve.

Pierre Paul Rubens (1577-1640), L’enlèvement des filles de Leucippe, v. 1618, Munich, Allemagne.
Si les peintres de la Renaissance réussissaient à représenter les personnages dans un espace réel, ils ne parvenaient pas encore à donner l’impression de mouvement. Cela semble en effet très difficile pour une peinture puisqu’il s’agit d’une image fixe. Pourtant les artistes de la période baroque vont y parvenir. C’est le cas de Rubens dans cette grande toile (plus de 2 m !) C’est une œuvre monumentale d’autant plus que l’action occupe tout l’espace, c’est à peine si l’on voit le paysage à l’arrière plan et elle s’inscrit dans un grand cercle. Le tableau est construit autour d’une diagonale qui part du coin inférieur gauche. Les mouvements des personnages s’affrontent. La femme à droite résiste à l’enlèvement, dessinant ainsi un mouvement centripète. Tandis qu’un des cavaliers arrache l’autre femme du sol, ouvrant ainsi un mouvement centrifuge. Rubens compose l’action sur un ensemble de courbes et de contre-courbes et deux grands S se recoupent pour relier les personnages. Rubens avait le goût pour le traitement pictural des formes féminines. Énergique et sensuel, Rubens parvient à donner du souffle à l’action, à la faire vibrer.

William Turner (1775-1851), Tempête de neige : vapeur au large de l’entrée du port faisant des signaux dans un haut-fond et naviguant à la sonde, 1842, Londres, Grande-Bretagne.
Il est difficile à première vue d’identifier une figure dans ce tableau. Les objets sont représentés comme des masses indistinctes. Le titre très précis nous l’indique mais une attention soutenue permet de distinguer un bateau à aubes. Il faut savoir que le peintre s’est fait attaché au mât du navire pendant la tempête pour mieux l’observer et la reproduire. Le résultat est réussi car non ne distingue pas nettement la ligne d’horizon, le ciel et la mer semblent ne faire qu’un et mêler leurs éléments. Le mouvement du tableau est circulaire : il part du coin supérieur droit pour tourner vers la gauche et rebondir sur la mer pour remonter. Turner est un peintre identifier au romantisme pour le dramatisme de ses représentations mais aussi à l’impressionnisme par sa technique floue et ses effets de lumière et d’eau.

Alexandre Cabanel (1823-1889), La naissance de Vénus, 1863, Musée d’Orsay, Paris.
Émile Zola nous propose cette description ironique du tableau :
« Voyez au Champ-de-Mars la Naissance de Vénus. La déesse noyée dans un fleuve de lait, a l'air d'une délicieuse lorette, non pas en chair et en os, - ce serait indécent, - mais en une sorte de pâte d'amande blanche et rose. Il y a des gens qui trouvent cette adorable poupée bien dessinée, bien modelée, et qui la déclarent fille plus ou moins bâtarde de la Vénus de Milo : voilà le jugement des personnes graves. Il y a des gens qui s'émerveillent sur le sourire de la poupée, sur ses membres délicats, sur son attitude voluptueuse : voilà le jugement des personnes légères. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des tableaux du monde. » Il critique bien évidemment le côté artificiel de cette représentation de la déesse Vénus. Ce tableau est représentatif de l’académisme c'est-à-dire d’une représentation de sujet conventionnels et un érotisme hypocrite : une femme nue doit être une déesse et son corps, comme le souligne Zola, est une idéalisation.

Gustave Courbet (1819-1877), La femme à la vague, 1868, Metropolitan Museum of Arts, New York.
C’est exactement ce que Courbet critique dans ses œuvres identifiées comme réalistes. Il suffit de remarquer que sa baigneuse n’est pas une déesse. La mythologie ne sert pas d’« excuse culturelle ». La femme ne flotte pas miraculeusement sur l’eau. La vague fouette son corps dont les teintes sont celles d’une vraie carnation : on voit le rouge de ses joues et la différence de la couleur de la peau des seins et celle des bras. Enfin, ce qui fit scandale lors de la présentation du tableau au public : la pilosité de l’aisselle bien naturelle mais trop réaliste pour le public du XIXe siècle.

Claude Monet (1840-1926), de gauche à droite : Cathédrale de Rouen ; Cathédrale de Rouen, à l’aube ; Cathédrale de Rouen, plein midi ; Cathédrale de Rouen, plein soleil ; Cathédrale de Rouen, temps gris. Série réalisée entre 1890 et 1894, les tableaux sont dispersés dans différents musées du monde. 28 des 30 cathédrales sur ce site.
Qu’est-ce que Monet cherche à réaliser dans cette série de cathédrales ? Ce n’est pas l’architecture qui l’intéresse, mais les jeux d’ombres et de lumières sur la « peau » de la façade de la cathédrale qui n’est qu’un simple support pour une étude de la lumière et des ses variations. Monet fut marqué par le traitement de la lumière dans les œuvres de Turner. Monet et très attentif aux caprices et aux variations de la nature et il modifie donc sa palette de couleurs et la netteté de sa touche en fonction du temps au double sens : le temps atmosphérique (beau temps, brouillard, pluie) et le temps chronologique (de l’aube au coucher). Telle fut la révolution des impressionnistes : ils ont pris pour objet d’étude et de représentation ce qui rend possible la peinture : la lumière. Elle rend possible le visible mais elle n’est jamais montrée en tant que telle. Pour cela il faut la regarder et l’observer indirectement : sur ce contre quoi elle butte et qu’elle rend par là même visible. En montrant les choses, la lumière se montre aussi elle-même. Et il faut donc la chercher là où elle est : au grand air. Les impressionnistes révolutionnent aussi la peinture en sortant leurs chevalets dans la nature et en peignant sur le motifs et non plus au sein de leur atelier. Enfin du point de vue de la technique picturale on peut remarquer que Monet ne mélange pas ses couleurs sur sa palette et ne délimite pas nettement les formes qu’il peint. Il juxtapose des taches de couleur pure les unes à côté des autres. C’est l’œil qui va faire le mélange que l’artiste faisait auparavant. L’œil participe à la création du tableau.

Pablo Picasso (1881-1973), Portrait de D.H. Kahnweiler, 1910, Art Institute, Chicago.
Ce tableau est représentatif du cubisme. Le cubisme est une nouvelle manière pour les peintres de mettre au travail le spectateur. On peut en effet parler de cubisme car le personnage semble être composé de cubes ou plus précisément, il est décomposé en formes géométriques : des angles ouverts plus au moins droits. La profondeur picturale est brisée, la perspective spatiale et la notion de forme idéale sont détruites. On note aussi que la couleur semble disparaître : le tableau est un camaïeu de gris et de beige. La déconstruction est si poussée qu’on reconnaît à peine une personne. Roland Penrose, ami peintre, photographe et poète de Picasso le décrit ainsi : « Chaque facette semble vouloir s’éloigner de sa voisine comme s’il s’agissait de rides à la surface de l’eau. Le regard se perd parmi elles, relevant au passage, ici et là, des points de repère tels que les yeux, le nez, les cheveux bien coiffés, une chaîne de montre, des mains croisées ; […] L’imagination est mise en présence d’une scène qui, pour ambiguë qu’elle soit, paraît indubitablement exister, et, exaltée par la vie rythmique de cette nouvelle réalité, elle se livre avec plaisir à ses propres interprétations. »

Wassily Kandinsky (1866-1944), Jaune, Rouge, Bleu, 1925, Centre Pompidou, Paris.
Kandinsky est le fondateur de l’art abstrait. On parle d’art abstrait lorsque le peintre ne cherche plus à représenter quelque chose de ressemblant à la réalité et qu’on peut reconnaître (une figure) mais qu’il joue sur la distribution des formes et des couleurs de façon complètement libre. Ce serait donc une erreur de chercher à reconnaître dans ce tableau des formes (chat, phare, visage). Le titre invite d’ailleurs à voir dans ce tableau une réflexion de l’artiste sur l’effet que peuvent produire des formes et des couleurs. Les deux parties sont en effet en confrontation. Les formes et les valeurs chromatiques sont en tension. Le côté gauche du tableau est dans les tons jaunes et les formes y sont géométriques et aiguës, tandis qu’à droite les tons sont chauds (rouge) et froids (bleu, violet, noir) et les formes souples et sinueuses. Les formes de gauches s’inscrivent sur un fond bleu et celles de droite sur un fond jaune. L’abstraction ôte à la peinture les contraintes de figure et de ressemblance pour travailler sur les formes et les couleurs.

Jackson Pollock (1912-1956), Lavender mist n°1, 1950, National Gallery of Arts, Washington.
Encore une fois, l’œil qui cherche une figure identifiable ne peut qu’être déçu car cette œuvre est un chaos de couleurs, de tons et de lignes. L’œil qui cherchera un plan, un objet, des formes ne rencontre rien si ce n’est le cheminement d’une ligne qui en croise d’autres. On perçoit le mouvement, c'est pourquoi on parle de peinture gestuelle (action painting). Comme on le voit sur la photo, l’artiste ne se trouve plus devant le tableau mais dans le tableau étendu sur le sol. De même l’artiste en dispose plus la peinture sur la toile, il la laisse goutter (drip painting) à l’aide d’un pinceau ou même d’un manche de pinceau ou bien il balance une boîte percée remplie de peinture. Le mouvement des gouttes et des lignes est animé comme une danse ou une transe. Le geste de l’artiste est conduit par l’impulsion du moment, il n’y a pas de préméditation calculée des formes. Il n’y a plus de contrainte spécifique liée au trait ou à la figuration. Ainsi ces toiles sont du temps visible. Elles n’ont pas à être interprétées. Le spectateur doit percevoir le processus qui a fait l’œuvre.
Cette technique nouvelle est liée à l’époque moderne. Pollock affirme : « Mon opinion est que de nouveau besoins appellent de nouvelles techniques. Et les artistes modernes ont trouvé de nouvelles façons et de nouveaux moyens d’affirmer leur pratique. Il me semble que le peintre moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la bombe atomique, la radio dans les formes de la Renaissance ou de quelque autre culture passée. Chaque époque trouve sa propre technique. »

Robert Smithson (1938-1976), Spiral Jetty, 1970, Grand Lac Salé, Utha, États-unis.
Il s’agit ici de deux photographies de la spirale qui a été pensée, dessinée et dont la réalisation a été menée par Smithson. Il s’agit d’une langue de terre de 5 m de large et longue de 500 m qui s'enroule de manière centripète. Elle semble naturelle par sa forme et sa localisation mais elle ne le semble pas par son gigantisme. L’œuvre brouille la distinction entre la nature et l’art. L’artiste n'utilise pratiquement que des matériaux trouvés sur place et c'est pourquoi on parle d’Earthworks (ouvrages de terre). Ses constructions, conçues comme des projets de récupération des sols, s'inspirent des formes des pyramides antiques ou des labyrinthes médiévaux, mais à l'évidence sans aucune fonction utilitaire. Elles demeurent sculpturales. On parle au sujet des œuvres de Smithson de Land Art (art du paysage) car l’œuvre ne prend pas place dans un musée et ne le peut pas. L’art échappe donc aux contraintes des galeries. On peut même se demander en quoi l’œuvre consiste car le spectateur doit se rendre sur les lieux et la parcourir. Il expérimente alors l'espace et il s’enfonce de plus en plus dans le paysage. Le site fait donc partie de l’œuvre. Une brusque montée des eaux avait englouti cette œuvre en 1972, ne laissant que des photographies, un texte, et un film de l'artiste mais une baisse des eaux l’a récemment fait réapparaître. La notion d’éphémère, de processus ou rythme naturel fait partie de l’œuvre. L’impact visuel est extraordinaire et renvoie à des dimensions psychologiques, symboliques, astronomiques et quasi mythiques. 

Rappel conclusif : N’hésitez pas à vous confronter à l’art, à tous les arts et de toutes les époques. N’oubliez pas qu’avant de juger une œuvre qu’il faut la comprendre et pour cela y être attentif. Attentif à tous ses détails et à toutes ses dimensions. Et quand bien même vous n’aimeriez pas ce que vous voyez, vous serez plus conscient de vos goûts. Il se peut même que vous rencontriez une œuvre qui vous marque et vous accompagne longtemps…

Remerciements à mon ancienne collègue d'art, Mlle. Kowalzuk, pour ses remarques avisées.

dimanche 28 octobre 2012

Peut-on tolérer toutes les pratiques culturelles ?

Dans le Cours 2 Séance 3, nous avons abordé le cas problématique de l'excision comme pratique culturelle jugée barbare. Pour plus d'information sur ce rite, vous pouvez visiter le dossier d'Arte consacré à cette question.

Le journal Le Monde publiait également le 23 octobre 2004 cet article de Raphaëlle Besse Desmoulières :

Près de 140 millions de femmes excisées dans le monde

Dans une étude rendue publique mardi 23 octobre, intitulée "Les mutilations sexuelles féminines : le point sur la situation en Afrique et en France", l'Institut national des études démographiques (INED) indique qu'entre 100 et 140 millions de femmes ont subi des mutilations sexuelles dans le monde.

Les deux chercheuses de l'INED à l'origine de l'étude, Armelle Andro et Marie Lesclingand, rappellent tout d'abord les nombreuses conséquences sanitaires et psychologiques liées à ces pratiques – infections, stérilité, difficultés lors de l'accouchement, angoisse, dépression –, avant de souligner que les mutilations sexuelles sont essentiellement pratiquées en Afrique subsaharienne et dans certains pays du Proche-Orient et d'Asie du Sud-Est. En Afrique, les mutilations, de l'excision partielle du clitoris à l'infibulation (suture de l'orifice vaginal), sont pratiquées dans vingt-huit pays. Mais le nombre de femmes excisées varie beaucoup selon les pays africains, relèvent les chercheuses, qui se sont appuyées sur des enquêtes nationales menées depuis les années 1990, de 1,4 % au Cameroun à 96 % en Guinée.

Environ 50 000 femmes adultes excisées en France

Bien que "la pratique des mutilations sexuelles féminines soit souvent présentée comme la conséquence d'injonctions religieuses, notamment de l'islam", les chercheuses indiquent que "l'excision était pratiquée en Afrique bien avant l'arrivée des religions monothéistes, et aucun texte religieux ne permet de la justifier". "Le principal facteur du risque de mutilation est l'appartenance ethnique et non la religion, poursuivent-elles, ces pratiques s'inscrivant traditionnellement dans les rites d'initiation associés à l'âge adulte dans certains groupes ethniques."

Les auteurs relèvent cependant que la pratique recule dans la plupart des pays africains depuis quelques années, "même si les changements sont lents dans certains". Ce recul s'explique de plusieurs façons : le degré de mobilisation des États – l'INED rappelant que c'est seulement depuis 2003 que les pays membres de l'Union africaine ont signé un protocole condamnant et interdisant les mutilations sexuelles –, ainsi que le niveau d'instruction des femmes.

La seconde partie de l'étude s'attache à décrire la situation en France, "une réalité liée à l'immigration des dernières années". Si le nombre de femmes concernées en France est mal connu, les chercheuses indiquent qu'il y avait, en 2004, environ 50 000 adultes excisées. "Une politique de prise en charge sanitaire reste à définir", soulignent-elles, en rappelant qu'une étape importante a cependant été marquée récemment avec la mise au point d'un protocole de chirurgie réparatrice, remboursé par l'Assurance-Maladie. Ces opérations, pratiquées dans une dizaine d'hôpitaux et de cliniques, surtout en Ile-de-France, ouvrent la voie à la réversibilité des lésions qu'entraîne l'excision. Enfin, une enquête nationale "Excision et handicap", finalisée à l'automne 2008, permettra de mieux connaître le phénomène en France et débouchera sur des propositions pour la prise en charge des femmes mutilées vivant en France, précise l'étude.

L'artiste est-il un travailleur ou un être inspiré ?

Nous avons dans le Cours 3 Séance 2 que la création artistique posait problème quant à son origine. Nous avons conclu que l'opposition platonicienne entre artiste inspiré et artisan laborieux et compétent était réductrice. Nietzsche soutient au contraire que l'imagination de l'artiste travail tout le temps et que son génie, ou son inspiration, consiste avant tout en un travail de choix, de tri, de combinaison ou de rejet. Deux exemples peuvent nous être utiles.
Tout d'abord, le chantier préparatoire à la réalisation de cette grande œuvre (dans tous les sens du terme) qu'est Guernica. Picasso a beaucoup préparé cette toile et les premières esquisses sont très différentes de ce qu'elle sera au final. Sans parler des différentes études. 


Vous pouvez voir la brève description faite de la genèse de cette toile ou même lire le livre très détaillé de Jean-Louis Ferrier consacré entièrement à cette œuvre : De Picasso à Guernica, Généalogie d'un tableau (1985, éditions Pluriel). Et pour ceux qui ignorent tout (ou presque) de Picasso, je recommande la somme très abordable (quant au contenu et au prix) de Warncke et Walther chez Taschen, tout simplement intitulée Picasso.

Toujours en référence à Picasso, il peut être intéressant pour prolonger le texte d'Alain (C3S2 Texte 3) de voir le travail d'épuration de la forme d'un taureau sur lequel travaille Picasso. L'animal passe par 11 états différents. L'artiste trouve à la fin ce qu'il cherchait même si cette image diffère énormément de ce qu'il proposait au début. Vous pouvez lire la description des différents états de cette œuvre par le graveur.


Peut-on juger avec objectivité sa propre culture ?

Nous avons vu dans le Cours 2 Séance 3 qu'il n'était pas possible de juger objectivement la valeur des cultures étrangères mais aussi la valeur de sa propre culture. Cette dernière nous a en effet façonné. Sans elle nous ne serions tout simplement pas capable de juger. Pourtant, adopter la position d'un individu appartenant à une autre culture permet d'analyser sa propre culture avec des yeux neufs. Cette fiction intellectuelle révèle ainsi ce qui nous échappe du fait de la familiarité de notre culture.
Deux références d'auteurs sont possibles. La première est Montesquieu dans ses Lettres persanes. Ses célèbres Usbek et Rica dressent un portrait inédit de la France du 18e siècle.

Le second est Rousseau dans La Nouvelle Héloïse. Une faible distance géographique peut être marquée par une forte différence culturelle (aujourd'hui, il n'est que d'aller à Londres pour s'en rendre compte par soi-même). Saint-Preux ayant quitté la Suisse se rend en France et séjourne à Paris, ville qui lui semble déjà bien exotique. Il écrit alors à Julie pour rendre compte de ses observations relevant presque déjà de l'ethnologie. 


Lettre XVI à Julie

[...] La première chose qui se présente à observer dans un pays où l’on arrive, n’est-ce pas le ton général de la société ? Eh bien ! c’est aussi la première observation que j’ai faite dans celui-ci, et je vous ai parlé de ce qu’on dit à Paris, et non pas de ce qu’on y fait. Si j’ai remarqué du contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnêtes gens, c’est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. Quand je vois les mêmes hommes changer les maximes selon les coteries, molinistes dans l’une, jansénistes dans l’autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs mutins chez un mécontent ; quand je vois un homme doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le dérèglement, quand j’entends une femme de la cour parler de modestie, un grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité, un abbé de religion, et que ces absurdités ne choquent personne, ne dois-je pas conclure à l’instant qu’on ne se soucie pas plus ici d’entendre la vérité que de la dire, et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas même à leur faire penser qu’on croit ce qu’on leur dit ? Mais c’est assez plaisanter avec la cousine. Je laisse un ton qui nous est étrange à tous trois, et j’espère que tu ne me verras pas plus prendre le goût de la satire que celui du bel esprit. C’est à toi, Julie, qu’il faut à présent répondre ; car je sais distinguer la critique badine des reproches sérieux.
Je ne conçois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne sont point les Français que je me suis proposé d’observer : car si le caractère des nations ne peut se déterminer que par leurs différences, comment moi qui n’en connais encore aucune autre, entreprendrais-je de peindre celle-ci ? Je ne serais pas non plus si maladroit que de choisir la capitale pour le lieu de mes observations. Je n’ignore pas que les capitales diffèrent moins entre elles que les peuples, et que les caractères nationaux s’y effacent et confondent en grande partie, tant à cause de l’influence commune des cours qui se ressemblent toutes, que par l’effet commun d’une société nombreuse et resserrée, qui est le même à peu près sur tous les hommes et l’emporte à la fin sur le caractère originel.
Si je voulais étudier un peuple, c’est dans les provinces reculées, où les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j’irais les observer. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres ; toutes les différences que j’observerais entre elles me donneraient le génie particulier de chacune ; tout ce qu’elles auraient de commun et que n’auraient pas les autres peuples, formerait le génie national, et ce qui se trouverait partout appartiendrait en général à l’homme. Mais je n’ai ni ce vaste projet ni l’expérience nécessaire pour le suivre. Mon objet est de connaître l’homme, et ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars et presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, et je commencerai à juger par là des vrais effets de la société ; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les mœurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais ; que si l’on trouvait le contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée.
Cette méthode pourrait, j’en conviens, me mener encore à la connaissance des peuples, mais par une voie si longue et si détournée, que je ne serais peut-être de ma vie en état de prononcer sur aucun d’eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où je me trouve ; que j’assigne ensuite les différences, à mesure que je parcourrai les autres pays ; que je compare la France à chacun d’eux, comme on décrit l’olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que j’attende à juger du premier peuple observé que j’aie observé tous les autres.
Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l’observation philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j’étudie, mais les habitants d’une grande ville ; et je ne sais si ce que j’en vois ne convient pas à Rome et à Londres, tout aussi bien qu’à Paris. Les règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples ; ainsi, malgré les préjugés dominants, je sens fort bien ce qui est mal en soi ; mais ce mal, j’ignore s’il faut l’attribuer au Français ou à l’homme, et s’il est l’ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux un œil impartial, et l’on n’est pas plus blâmable de le reprendre dans un pays où il règne, quoiqu’on y soit, que de relever les défauts de l’humanité quoiqu’on vive avec les hommes. Ne suis-je pas à présent moi-même un habitant de Paris ? Peut-être, sans le savoir, ai-je déjà contribué pour ma part au désordre que j’y remarque ; peut-être un trop long séjour y corromprait-il ma volonté même ; peut-être, au bout d’un an, ne serais-je plus qu’un bourgeois, si pour être digne de toi, je ne gardais l’âme d’un homme libre et les mœurs d’un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans contrainte les objets auxquels je rougisse de ressembler, et m’animer au pur zèle de la vérité par le tableau de la flatterie et du mensonge. [...]

Questions : 
  1. Quelles sont les difficultés relevées par Saint-Preux dés lors qu'on cherche à étudier un peuple étranger ?
  2. Son objectif final ("connaître l'homme") est-il réalisable ?
  3. Qu'est-ce qui selon Rousseau transcende les différences culturelles ?
  4. Quelle remarque Saint-Preux fait-il à la fin de sa lettre concernant le séjour trop prolongé d'un observateur chez un peuple différent ?

Lévi-Strauss et Descola

Le Cours 2 a porté sur la difficulté des rapports entre nature et culture et sur la difficile question de la nature humaine. J'ai évoqué quelques faits ethnologiques. Il faut lire Tristes tropiques de Lévi-Strauss, un texte très utile pour ces questions mais surtout, très bien écrit. Ces qualités littéraires ont été immédiatement reconnues par l'Académie Goncourt qui voulait lui décerner son prix mais ne s'agissant pas d'une œuvre romanesque, le livre ne fut pas primé.

Pour ceux qui souhaitent découvrir plus avant l'aventure extraordinaire qu'a été la carrière de Lévi-Strauss et avec lui découvrir d'autres cultures, je recommande le hors-série du journal Le Monde Claude Lévi-Strauss, L'esprit des mythes.

Son élève Philippe Descola a lui aussi passé plusieurs années dans la jungle amazonienne auprès du peuple Achuar, ceux qu'on appelle aussi Jivaro, connus pour réduire les têtes décapitées de leurs ennemis. Il en a rapporté un beau et riche récit : Les lances du crépuscule.  On découvre un peuple dont les pratiques culturelles diffèrent du tout au tout des nôtres. Un bon moyen de sortir de son ethnocentrisme. 
Pour ceux qui n'auraient pas le courage de se lancer dans cette aventure, j'ai sélectionné quelques pages exposant des différences culturelles (le thème est indiqué en rouge en tête de chaque extrait). Pour finir, j'ai sélectionné quatre extraits abordant plus spécifiquement la démarche ethnologique, sa capacité à comprendre les autres et ses limites. L'extrait intitulé "Nature et culture, un couple culturel?" aborde la thèse centrale de Philippe Descola : l'opposition entre nature et culture est elle-même culturelle. On ne la rencontre pas dans toutes les cultures. Cette thèse est exposée et développée dans son ouvrage intitulé Par delà nature et culture.









Pour ceux que la question de l'ethnologie intéresse particulièrement, je recommande la lecture du magazine Le Point Référence de mai-juin 2011 intitulé Comprendre l'autre. De l'Antiquité à nos jours, comment la différence culturelle a-t-elle était comprise ? Quelles méthodes ont été employées pour comprendre l'autre ? Quelle différence y a-t-il entre anthropologie, ethnographie, ethnologie, récit de voyage ? Telles sont les questions abordées ici par des extraits de textes commentés d'Hérodote à René Girard.

Quelles sont les origines de l'art ?

Malgré tout ce dont les animaux sont capables, ils ne semblent pas manifester de comportements artistiques alors que cela semble être une des caractéristique de la nature humaine. Nous l’avons vu dans le Cours 2,  dès qu’il y a homme, il y a culture et l’art en est une des manifestations. Mais nous sommes confrontés à un difficulté car il nous faut produire une définition universelle de l’art, transcendant les différences d’époques et de moyens utilisés (peinture, sculpture, musique etc.). Pour cela il nous faut peut-être oublier l’art que nous connaissons, celui de notre époque, pour penser ce qu’est l’art.
Prenons l’exemple étudié par Edmund Carpenter, des réalisations de la société esquimaux Aivilik que nous, européens, qualifions d’art. Tout d’abord il faut noter que dans leur langue, ils n’ont pas de véritable équivalent pour « créer » ou « faire » et il n’existe pas d’artiste en tant que tel chez les Aivilik ni d’art car il ne font pas la différence entre objets utilitaires et objets décoratifs. Ensuite, les sculpteurs n’essaient jamais d’imposer à l’ivoire des formes inhabituelles ou bien les caprices de leur imagination : ils agissent en fonction de ce que le matériau tente d’être, comme s’il possédait déjà une forme qui cherche à surgir grâce à la main du sculpteur. Les sculpteurs ne font jamais rien d’original. Ils transmettent une tradition anonyme. L’artiste disparaît derrière son œuvre. Enfin, de façon très surprenante pour nous, lorsqu’une sculpture est achevée, elle est souvent abandonnée au fond d’une caisse ou même jetée avec les ordures. Toute la valeur de l’œuvre d’art tient donc dans l’acte de la réaliser et non dans ce qui est réalisé. Si l’on veut définir l’art il faut donc aussi prendre en considérations ces pratiques des autres cultures qui semblent contraires à ce que nous appelons « art ». Pour cela, la recherche de l’origine de l’art semble être intéressante car elle permettrait de fixer une source commune au-delà des différences développées ultérieurement. Cependant cette question ouvre à son tour, tout un ensemble de problèmes.
La question de l’origine de l’art porte en premier lieu sur le moment de son apparition. Mais on ne peut répondre à cette question qu’à condition d’avoir une définition claire des objets ou comportements qui peuvent être qualifiés d’artistiques. Qu’est-ce qui distingue l’art des autres production matérielles ? Un objet d’art est-il suffisamment distinct du reste des autres productions ?
La question de l’origine porte aussi sur la raison qui a conduit les hommes à de tels comportements. L’apparition de l'art est-il lié au développement démographique, économique et social ou bien est-il la conséquence d’un changement biologique : le développement du système nerveux central (c'est-à-dire du cerveau) ?
Sur cette question les chercheurs s’opposent. Pourtant il semble, selon Richard G. Klein, que ces deux hypothèses soient testables, autrement dit qu’il est scientifiquement possible de les départager.
Si l’origine de l’art est à rechercher du côté de la biologie et du développement du système nerveux central, alors nous devrions trouver des œuvres d’art chez toutes les populations d’hommes modernes que ce soit en Europe ou ailleurs. Or entre 200 000 et 100 000, on n’en trouve aucune en Afrique. Paul Bahn cependant fait remarquer qu’il s’agit-il peut-être d’un problème contingent lié aux fouilles qui sont peu pratiquées en Afrique ou en Asie (où il existe pourtant des traces importantes : http://www.speleo.fr/borneo2006/index.html. L’état des découvertes ne conduit-il pas à une théorie européocentriste de l’explosion artistique au Moustérien ? N’y a-t-il pas ici un cercle vicieux : l’état des connaissances à conduit à la formulation d’une théorie qui conduit à des fouilles localisées qui justifient la théorie ?
Luc Allemand, va plus loin en affirmant que les théories de l’origine de l’art sont toutes contradictoires et qu’il est impossible de trancher entre elles car elles sont sous-déterminées par les données : autrement dit les fouilles permettent toutes les hypothèses explicatives possibles, même celles qui se contredisent. En dehors de ces remarques sur la partialité des données, les tenants de l’origine neurologique contre-argumentent en montrant que les Néandertaliens manifestaient un comportement symbolique. Mais rien n’assure qu’ils n’aient pas agi de le sorte en imitant les Homo Sapiens qu’ils côtoyaient. Il semble difficile de conclure que c’est une mutation génétique fortuite qui serait la cause unique de la capacité à des représentations symboliques.
Si l’origine de l’art est liée à des cultures contingentes, peut-être est-il né plusieurs fois à différents endroits. Il y aurait des foyers différents à des époques différentes.
Randall White soutient que l’homme avait bien avant l’apparition des premières œuvres d’art la capacité mentale de les produire. Les hommes avaient la capacité de se représenter quelque chose mais la réalisation de cette représentation est liée à une culture, une société particulière qui lui confère sa signification en fonction de ses rites et de ses croyances. Les quelques traces d’objets artistiques avant 35 000 tendent à prouver que les capacités neurologiques existaient mais pas le système culturel de représentation pour les développer. Ce dernier ne semble apparaître qu’au Moustérien (Paléolithique moyen, environ - 300 000 à - 30 000 avant le présent). Dans les sites européens on trouve alors sur quelques mètres carrés plus de représentations artistiques que pour la planète entière avant 40 000. Les hommes sont alors capables de copier la nature : sculpter un morceau d’ivoire en forme de coquillage.
Du point de vue de l’évolution biologique, si les hommes ont créé des objets artistiques, alors cela signifie qu’il s’agissait d’une adaptation représentant un avantage sélectif. Pourtant l’art mobilise les hommes pour des activités qui ne semblent pas vitales. La production d’œuvre d’art prend en effet du temps qui n’est donc pas disponible pour chasser ou satisfaire les besoins naturels. De plus, on relève dans les œuvres d’art de la préhistoire d’importants échanges de matériaux. On a relevé une distance de 400 km entre la source de matérie première et le site de transformation. L’art semble donc mettre en jeu des dimension technologiques, économiques, sociales. Quel avantage y a-t-il à déployer tous ses efforts ? Quel sens donner à cette activité qui consiste à produire une objet qui va susciter une expérience qualitative contrôlée (les formes et les couleurs sont contrôlées par le créateur de l’œuvre qui cherche a produire un effet) chez l’observateur ?
L’art serait fondamental dans la construction, la reconnaissance et la communication d’une identité au sein de la société qui est elle-même un avantage sélectif pour l’espèce humaine. L’art peut alors être défini comme une capacité à interpréter de manière symbolique le monde et à donner une forme tangible à des représentations collectives. Pourtant, John Onians fait justement remarquer que l’art semble avant tout individualiste, émotionnel et antisocial. Il voit l’origine de l’art dans le dessein des ombres projetées par un feu. La fonction de l’art ne serait pas avant tout collective, sacrée ou rituelle.
Comme on le voit, le débat n’est pas clos. Il est loin de l’être tant que des données plus amples ne seront pas fournies par les fouilles.
On voit que la question de l’origine de l’art reste aujourd’hui un problème, même si tous s’entendent pour dire qu’il y a pas de société humaine sans art. Pourtant l’histoire du jugement portant sur les arts des autres cultures est révélatrices. Dans son Journal, le peintre Albrecht Dürer rapporte son émerveillement devant les arts amérindiens dont les premiers explorateurs ramènent en Europe quelques exemplaires. « J’ai vu les objets qu’on a apportés au roi (Charles V) du nouveau pays de l’or : un soleil d’or de la longueur d’un bras, et une lune, presque aussi grande, toute en argent ; (…) des objets merveilleux en tous genres, bien plus beaux à voir que les miracles. Dans toute ma vie, je n’ai rien vu d’aussi beau : c’était des merveilles d’art, et je me suis étonné du génie des habitants de ces pays lointains. » Dans ce propos du 16e siècle, aucune trace d’ethnocentrisme. Au contraire le regard admiratif d’un homme de l’art sur l’art de ceux qui sont alors à peine considérés comme des hommes. Pourtant au cours de l’histoire, si les hommes des sociétés primitives ont progressivement gagné leur statut d’homme, leurs créations ont été dépouillées du statut d’œuvre d’art. Le critique d’art anglais du 19e siècle, John Ruskin, dira même que : « L’art n’a jamais existé ni en Afrique, ni en Asie, ni en Amérique. » Les artistes modernes (Picasso, Matisse, Breton) seront plus clairvoyants que Ruskin au sujet des qualités esthétiques de l’art primitif car ils y puiseront leur inspiration, renouvelant ainsi les formes de l’art européens. C’est par une confusion entre deux sens du mot « art » que les créations des sociétés non-européennes ont été disqualifiées. L’art désigne en effet toute création qu’elle soit artistique ou utilitaire, le mot est alors synonyme de technique. Dans notre culture le mot « art » en est venu à qualifier plus particulièrement les Beaux Arts. Mais il n’y a pas nécessairement de séparation stricte entre les deux. Franz Boas situe la transition entre la technique et l’art « là où la maîtrise d’une technique aboutit à une forme parfaite ». La forme dépasse dans ce cas la simple fonction de l’objet utilitaire et devient le modèle d’un style qui dépend de l’organisation particulière d’un culture mais aussi des contraintes inhérentes à toute représentation de l’espace.

Rappel des faits chronologiques :
  • 8 à 5 millions d’années : ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés.
  • 4,5 millions d’années : 1e hominidés aux membres inférieurs adaptés à la bipédie.
  • 4 à 2,5 millions d’années : hominidés bipèdes, au petit cerveau et aux longs bras pour grimper comme les grands singes.
  • A partir de 2,5 millions d’années : développement du cerveau.
  • 1,8 à 1 million d’années : les hominidés se répandent en Eurasie.
  • 500 000 : 3 lignées d’hominidés : sapiens, néandertalien, erectus.
  • 40 000 : Les sapiens dominent.

Ce billet est en partie une synthèse des travaux publiés dans le magazine La Recherche, Hors Série n°4 de Novembre 2000.

Est-ce à la loi de dire ce qui est œuvre d'art ?

Comme nous l'avons vu (C3S1), la Fontaine de Marcel Duchamp ouvre de nombreuses réflexions sur la nature de ce qu'est l'art et de ce qu'est un artiste à l'époque moderne. Cette œuvre, qui date de 1917, continue de susciter de nombreuses réactions. L'hiver 2006-2007 fut particulièrement mouvementé. On voit que dans ce dossier, la constitution d'un objet en œuvre d'art ou d'une action en geste artistique relève aussi du pouvoir juridique. Mais est-il légitimé à dire ce qu'est l'art ?

Les faits.

Le 24 août 1993, Pierre Pinoncelli, artiste dadaïste, âgé lors des faits de 64 ans, urine dans la Fontaine (la rendant ainsi à sa fonction première) et l’ébrèche à coup de marteau. Le tribunal de Tarascon condamne l'artiste le 20 novembre 1998 à une amende équivalent à 45 122 euros. Mais le tribunal ne juge que la dégradation d'une œuvre d'art dont l’État est propriétaire, il ne dit pas si ce qu'a fait Pinoncelli est un geste artistique ou pas.
Le 4 janvier 2006, Pinoncelli (77 printemps!) est arrêté au Centre Pompidou et mis en garde à vue pour avoir ébréché à nouveau la Fontaine et y avoir inscrit le mot "Dada". Le Centre Pompidou réclamait 427 000 euros de dommages pour une œuvre estimée à 2,8 millions d'euros. La justice accorde 14 352 euros pour frais de restauration et 200 000 euros au titre de la dépréciation consécutive de l’œuvre.

Dans le journal Liberation du 5 décembre 2006, Judith Ickowicz, spécialiste des normes juridiques demande :

"Comment apprécier le dommage causé à une œuvre consistant en un objet manufacturé et existant en plusieurs versions, toutefois limitées, par l'artiste, donc sous la forme d'un multiple ? Pinoncelli a voulu démontrer que, dans l'appréciation de son acte et du préjudice subi par le Centre Pompidou, la spécificité artistique de la Fontaine devait être prise en compte. Il s'agit, plaide-t-il, d'un ready-made, d'un objet reproductible en série, facilement remplaçable. Dès lors, la dévaluation subie par l’œuvre, suite à la dégradation, ne devrait pas être appréciée de la même manière que pour une œuvre produite en exemplaire unique et «émanant de la main de l'artiste». L'interchangeabilité de l'urinoir, objet détourné en œuvre, impliquerait que son remplacement suffise à indemniser le plaignant. Une somme équivalente au prix de l'urinoir devrait être alors considérée comme une juste indemnité."

Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de l'art va dans le sens de Pinoncelli et affirme que : " selon moi, il est devenu, non pas coauteur, mais auteur d'une œuvre dérivée. Cela consiste à prendre une œuvre existante, à l'utiliser, et à la transformer pour en faire autre chose." Mais on est alors conduit au paradoxe que si Pinoncelli est bien l'auteur d'une œuvre à part entière et que le Centre Pompidou restaure la Fontaine en effaçant les traces des gestes de Pinoncelli, ce dernier peut porter plainte pour atteinte à l'une de ses œuvres!
L'idée que Pinocelli est non pas seulement le coauteur d'une œuvre mais l'auteur d'une toute nouvelle œuvre ne tient pas selon Judith Ickowicz car :

"Le support matériel de l’œuvre sur lequel porte le droit de propriété du musée, et sur lequel la dégradation est intervenue, est inséparable de l’œuvre elle-même, de l'acte de création de Duchamp. Il en est le vecteur. La valeur de ce bien, la Fontaine, appréhendé dans sa matérialité, est ainsi fonction, non de la valeur d'un simple urinoir, mais de l’œuvre de l'esprit immatérielle qui s'y est incorporée, à tel point que l'immatérialité de la création et la matérialité de l'objet dégradé ne peuvent être dissociées. La valeur de l’œuvre dépend encore de la décision de Duchamp d'en faire une œuvre déclinée en exemplaires limités, de telle sorte que chaque exemplaire représente une entité unique et déterminée. Une fois affirmé que l’œuvre existe en nombre limité, il doit, en effet, être admis qu'elle ne répond plus à la logique de la reproductibilité en série. La fongibilité, c'est-à-dire le rapport de confusion, la relation d'équivalence entre des choses, a priori, interchangeables, est mise en échec par la volonté de l'artiste. Fountain possède, dans chacune de ses versions, l'identité d'une œuvre autonome et originale ; et une valeur marchande est attachée à chacune d'elles. La valeur marchande va servir d'assiette à l'évaluation des dommages subis par l’œuvre, et permettre d'apprécier sa dévaluation éventuelle. Le juge doit entériner cette valeur comme un fait : il n'entre pas dans sa mission de réviser la valeur marchande de l’œuvre, et donc les conditions d'évaluation du préjudice, en fonction d'appréciations indépendantes de la volonté de l'artiste, fondées sur l'histoire ou la théorie de l'art. Ce serait confondre l'application du droit avec une analyse artistique orientée, et admettre que la seule valeur entrée dans le patrimoine du centre Pompidou serait celle d'un simple urinoir, ce qui n'est évidemment pas le cas. C'est bien parce qu'un urinoir a été érigé en œuvre d'art, exposé et commenté comme tel, que l'on en discute depuis presque un siècle en s'interrogeant sur son identité en tant qu’œuvre d'art. C'est bien parce que le «jeu duchampien» a fonctionné, que l'urinoir a acquis une valeur importante pour le marché, de telle sorte que la valeur spéculative de l’œuvre et sa valeur marchande finissent par se répondre. Ne demandons pas alors au juge de trancher un débat artistique destiné à demeurer ouvert et fécond. Accordons aussi au musée le droit de défendre les œuvres qu'il acquiert contre les atteintes qui leur sont portées, quand bien même ces atteintes se revendiqueraient comme artistiques. Certes, l'acte de destruction de Pinoncelli se rattache à la défense d'une vision de l'art, mais il n'en demeure pas moins un passage à l'acte agressif qui supprime toute opinion contraire, et qui est condamnable à ce seul titre. La liberté d'expression des artistes et leurs choix dans l'autodétermination de leur création doivent être respectés par le juge, par le musée, et aussi par tous ceux dont le désir est de prolonger la portée d'une œuvre."

L'écrivain Dominique Noguez réplique dans le Libération du 19 décembre 2006 que Pinoncelli n'est pas un simple vandale (comme ceux qui ont pénétré au musée d'Orsay le 7 octobre 2007 et en état d'ébriété ont déchiré une toile de Monet). Pinoncelli est considéré comme un artiste à part entière :

"Car Pierre Pinoncelli est tout sauf un barbare. Il connaît, il admire l’œuvre de Duchamp, et par-dessus tout Fountain. «L'urinoir de Duchamp, pour moi, déclare-t-il, c'était "la grande baleine blanche" que je poursuivais ­ en rêve et dans les musées du monde ­ depuis des années.» En attirant, à deux reprises (une première fois à Nîmes en 1993), de façon frappante certes, l'attention sur ce ready-made, il le célèbre à sa façon : et même, en refusant d'en faire le « Saint Graal de l'art moderne», au risque de passer pour iconoclaste, il est bien plus fidèle à l'esprit subversif du grand Marcel que ceux qui, selon lui, ont momifié ce dernier en «Toutankhamon de l'art conceptuel».

Qui est l'auteur de quoi ? Cette question qui fait aujourd'hui l'objet de procédures judiciaires ouvre pourtant des questions sur l'art ancien. Qui est l'auteur d'une œuvre quand tout un atelier comme à la Renaissance travaille sur la toile ?

Les gestes de Pinoncelli posent aussi la question de la sacralité de l’œuvre d'art à l'époque moderne. Aucune citation, aucune copie ou reproduction n'est autorisée sans respecter le sacro-saint droit d'auteur. Les artistes du passé n'étaient pourtant pas aussi scrupuleux : ils pompaient, voire pillaient allègrement les autres œuvres (un exemple : Molière s'est plus qu'inspiré dans Les Fourberies de Scapin de la pièce de Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué) et ils considéraient qu'être copié ou plagié était une forme d'honneur rendu à leur art.

On peut dire que la nature de l’œuvre d'art pose aujourd'hui encore un problème d'identification. Si on en restreint trop la définition n'est-on pas conduit un peu vite à exclure de l'art de nombreuses pratiques artistiques contemporaines ? Est-ce au législateur d'en décider ? Quel rôle peuvent ou doivent jouer alors les critiques d'art ? Les conservateurs de musées n'ont-ils pour tâche que de maintenir les œuvres dans leur état ?

samedi 6 octobre 2012

Qui sont les barbares ?

Nous avons vu dans le Cours 2 Séance 3 les problèmes posés par les différences culturelles. L'une des conséquences négatives réside dans la déculturation ayant pour cause un génocide. Le cas de l'Amérique latine est en ce sens exemplaire. Il suffit de rappeler quelques dates : 
  • 1492 : découverte par Christophe Colomb d'une îles des Bahamas, puis Cuba et Haïti.

  • 1494 : traité de Tordesillas partageant le nouveau monde entre la couronne espagnole et la couronne portugaise. Quel droit les européens avaient-ils sur ces terres ? Plus généralement, le droit de propriété est-il un simple acte juridique ou bien y a-t-il un droit du premier occupant ?

  • 1513 : adoption du Requerimiento indiquant que les conquérants doivent lire aux Indiens un texte leur imposant de se convertir et de soumettre à la couronne espagnole. L'usage de la force est autorisé en cas de refus.

  • 1550 : controverse de Valladolid devant trancher une question morale : les conquérants avaient-ils le droit de dominer les Indiens afin d'éradiquer les rituels de sacrifices humains ou bien les sociétés indiennes étaient légitimes malgré cela ?

  • 1552 : Bartolomé de Las Casas publie sa Très brève relation de la destruction des Indes, mémoire destiné à Charles Quint et exposant dans de détail toutes les atrocités dont les Indiens étaient victimes. Il revendiquait pour eux le droit d'être traités comme des hommes et non comme des bêtes.
Il n'aura donc fallu aux européens que 60 ans pour passer de la découverte de nouveaux peuples à leur extermination.