Malgré tout ce dont les animaux sont capables, ils ne semblent pas manifester de comportements artistiques alors
que cela semble être une des caractéristique de la nature humaine.
Nous l’avons vu dans le Cours 2, dès qu’il y a homme, il y a culture et l’art
en est une des manifestations. Mais nous sommes confrontés à un
difficulté car il nous faut produire une définition universelle de
l’art, transcendant les différences d’époques et de moyens
utilisés (peinture, sculpture, musique etc.). Pour cela il nous faut
peut-être oublier l’art que nous connaissons, celui de notre
époque, pour penser ce qu’est l’art.
Prenons l’exemple étudié par Edmund Carpenter, des
réalisations de la société esquimaux Aivilik que nous, européens,
qualifions d’art. Tout d’abord il faut noter que dans leur
langue, ils n’ont pas de véritable équivalent pour « créer
» ou « faire » et il n’existe pas d’artiste en tant que
tel chez les Aivilik ni d’art car il ne font pas la différence
entre objets utilitaires et objets décoratifs. Ensuite, les
sculpteurs n’essaient jamais d’imposer à l’ivoire des formes
inhabituelles ou bien les caprices de leur imagination : ils
agissent en fonction de ce que le matériau tente d’être, comme
s’il possédait déjà une forme qui cherche à surgir grâce à la
main du sculpteur. Les sculpteurs ne font jamais rien d’original.
Ils transmettent une tradition anonyme. L’artiste disparaît
derrière son œuvre. Enfin, de façon très surprenante pour nous,
lorsqu’une sculpture est achevée, elle est souvent abandonnée au
fond d’une caisse ou même jetée avec les ordures. Toute la valeur
de l’œuvre d’art tient donc dans l’acte de la réaliser et non
dans ce qui est réalisé. Si l’on veut définir l’art il faut
donc aussi prendre en considérations ces pratiques des autres
cultures qui semblent contraires à ce que nous appelons « art
». Pour cela, la recherche de l’origine de l’art semble être
intéressante car elle permettrait de fixer une source commune
au-delà des différences développées ultérieurement. Cependant
cette question ouvre à son tour, tout un ensemble de problèmes.
La question de l’origine de l’art porte en premier lieu sur le
moment de son apparition. Mais on ne peut répondre à cette question
qu’à condition d’avoir une définition claire des objets ou
comportements qui peuvent être qualifiés d’artistiques. Qu’est-ce
qui distingue l’art des autres production matérielles ? Un
objet d’art est-il suffisamment distinct du reste des autres
productions ?
La question de l’origine porte aussi sur la raison qui a conduit
les hommes à de tels comportements. L’apparition de l'art est-il
lié au développement démographique, économique et social ou bien
est-il la conséquence d’un changement biologique : le
développement du système nerveux central (c'est-à-dire du cerveau)
?
Sur cette question les chercheurs s’opposent. Pourtant il
semble, selon Richard G. Klein, que ces deux hypothèses soient
testables, autrement dit qu’il est scientifiquement possible de les
départager.
Si l’origine de l’art est à rechercher du côté de la
biologie et du développement du système nerveux central, alors nous
devrions trouver des œuvres d’art chez toutes les populations
d’hommes modernes que ce soit en Europe ou ailleurs. Or entre 200
000 et 100 000, on n’en trouve aucune en Afrique. Paul Bahn
cependant fait remarquer qu’il s’agit-il peut-être d’un
problème contingent lié aux fouilles qui sont peu pratiquées en
Afrique ou en Asie (où il existe pourtant des traces importantes : http://www.speleo.fr/borneo2006/index.html. L’état des
découvertes ne conduit-il pas à une théorie européocentriste de
l’explosion artistique au Moustérien ? N’y a-t-il pas ici
un cercle vicieux : l’état des connaissances à conduit à la
formulation d’une théorie qui conduit à des fouilles localisées
qui justifient la théorie ?
Luc Allemand, va plus loin en affirmant que les théories de
l’origine de l’art sont toutes contradictoires et qu’il est
impossible de trancher entre elles car elles sont sous-déterminées
par les données : autrement dit les fouilles permettent toutes
les hypothèses explicatives possibles, même celles qui se
contredisent. En dehors de ces remarques sur la partialité des
données, les tenants de l’origine neurologique contre-argumentent
en montrant que les Néandertaliens manifestaient un comportement
symbolique. Mais rien n’assure qu’ils n’aient pas agi de le
sorte en imitant les Homo Sapiens qu’ils côtoyaient. Il semble
difficile de conclure que c’est une mutation génétique fortuite
qui serait la cause unique de la capacité à des représentations
symboliques.
Si l’origine de l’art est liée à des cultures contingentes,
peut-être est-il né plusieurs fois à différents endroits. Il y
aurait des foyers différents à des époques différentes.
Randall White soutient que l’homme avait bien avant l’apparition
des premières œuvres d’art la capacité mentale de les produire.
Les hommes avaient la capacité de se représenter quelque chose mais
la réalisation de cette représentation est liée à une culture,
une société particulière qui lui confère sa signification en
fonction de ses rites et de ses croyances. Les quelques traces
d’objets artistiques avant 35 000 tendent à prouver que les
capacités neurologiques existaient mais pas le système culturel de
représentation pour les développer. Ce dernier ne semble apparaître
qu’au Moustérien (Paléolithique moyen, environ - 300 000 à - 30
000 avant le présent). Dans les sites européens on trouve alors sur
quelques mètres carrés plus de représentations artistiques que
pour la planète entière avant 40 000. Les hommes sont alors
capables de copier la nature : sculpter un morceau d’ivoire en
forme de coquillage.
Du point de vue de l’évolution biologique, si les hommes ont
créé des objets artistiques, alors cela signifie qu’il s’agissait
d’une adaptation représentant un avantage sélectif. Pourtant
l’art mobilise les hommes pour des activités qui ne semblent pas
vitales. La production d’œuvre d’art prend en effet du temps qui
n’est donc pas disponible pour chasser ou satisfaire les besoins
naturels. De plus, on relève dans les œuvres d’art de la
préhistoire d’importants échanges de matériaux. On a relevé une
distance de 400 km entre la source de matérie première et le site
de transformation. L’art semble donc mettre en jeu des dimension
technologiques, économiques, sociales. Quel avantage y a-t-il à
déployer tous ses efforts ? Quel sens donner à cette activité
qui consiste à produire une objet qui va susciter une expérience
qualitative contrôlée (les formes et les couleurs sont contrôlées
par le créateur de l’œuvre qui cherche a produire un effet) chez
l’observateur ?
L’art serait fondamental dans la construction, la reconnaissance
et la communication d’une identité au sein de la société qui est
elle-même un avantage sélectif pour l’espèce humaine. L’art
peut alors être défini comme une capacité à interpréter de
manière symbolique le monde et à donner une forme tangible à des
représentations collectives. Pourtant, John Onians fait justement
remarquer que l’art semble avant tout individualiste, émotionnel
et antisocial. Il voit l’origine de l’art dans le dessein des
ombres projetées par un feu. La fonction de l’art ne serait pas
avant tout collective, sacrée ou rituelle.
Comme on le voit, le débat n’est pas clos. Il est loin de
l’être tant que des données plus amples ne seront pas fournies
par les fouilles.
On voit que la question de l’origine de l’art reste
aujourd’hui un problème, même si tous s’entendent pour dire
qu’il y a pas de société humaine sans art. Pourtant l’histoire
du jugement portant sur les arts des autres cultures est
révélatrices. Dans son Journal, le peintre Albrecht Dürer
rapporte son émerveillement devant les arts amérindiens dont les
premiers explorateurs ramènent en Europe quelques exemplaires.
« J’ai vu les objets qu’on a apportés au roi (Charles V)
du nouveau pays de l’or : un soleil d’or de la longueur d’un
bras, et une lune, presque aussi grande, toute en argent ; (…)
des objets merveilleux en tous genres, bien plus beaux à voir que
les miracles. Dans toute ma vie, je n’ai rien vu d’aussi beau :
c’était des merveilles d’art, et je me suis étonné du génie
des habitants de ces pays lointains. » Dans ce propos du 16e siècle,
aucune trace d’ethnocentrisme. Au contraire le regard admiratif
d’un homme de l’art sur l’art de ceux qui sont alors à peine
considérés comme des hommes. Pourtant au cours de l’histoire, si
les hommes des sociétés primitives ont progressivement gagné leur
statut d’homme, leurs créations ont été dépouillées du statut
d’œuvre d’art. Le critique d’art anglais du 19e siècle, John
Ruskin, dira même que : « L’art n’a jamais existé ni
en Afrique, ni en Asie, ni en Amérique. » Les artistes modernes
(Picasso, Matisse, Breton) seront plus clairvoyants que Ruskin au
sujet des qualités esthétiques de l’art primitif car ils y
puiseront leur inspiration, renouvelant ainsi les formes de l’art
européens. C’est par une confusion entre deux sens du mot « art
» que les créations des sociétés non-européennes ont été
disqualifiées. L’art désigne en effet toute création qu’elle
soit artistique ou utilitaire, le mot est alors synonyme de
technique. Dans notre culture le mot « art » en est venu à
qualifier plus particulièrement les Beaux Arts. Mais il n’y a pas
nécessairement de séparation stricte entre les deux. Franz Boas
situe la transition entre la technique et l’art « là où la
maîtrise d’une technique aboutit à une forme parfaite ». La
forme dépasse dans ce cas la simple fonction de l’objet utilitaire
et devient le modèle d’un style qui dépend de l’organisation
particulière d’un culture mais aussi des contraintes inhérentes à
toute représentation de l’espace.
Rappel des faits chronologiques :
- 8 à 5 millions d’années : ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés.
- 4,5 millions d’années : 1e hominidés aux membres inférieurs adaptés à la bipédie.
- 4 à 2,5 millions d’années : hominidés bipèdes, au petit cerveau et aux longs bras pour grimper comme les grands singes.
- A partir de 2,5 millions d’années : développement du cerveau.
- 1,8 à 1 million d’années : les hominidés se répandent en Eurasie.
- 500 000 : 3 lignées d’hominidés : sapiens, néandertalien, erectus.
- 40 000 : Les sapiens dominent.
Voir : http://www.hominides.com/
Ce billet est en partie une synthèse des travaux publiés dans le magazine La Recherche, Hors Série n°4 de Novembre 2000.
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