dimanche 28 octobre 2012

Quelles sont les origines de l'art ?

Malgré tout ce dont les animaux sont capables, ils ne semblent pas manifester de comportements artistiques alors que cela semble être une des caractéristique de la nature humaine. Nous l’avons vu dans le Cours 2,  dès qu’il y a homme, il y a culture et l’art en est une des manifestations. Mais nous sommes confrontés à un difficulté car il nous faut produire une définition universelle de l’art, transcendant les différences d’époques et de moyens utilisés (peinture, sculpture, musique etc.). Pour cela il nous faut peut-être oublier l’art que nous connaissons, celui de notre époque, pour penser ce qu’est l’art.
Prenons l’exemple étudié par Edmund Carpenter, des réalisations de la société esquimaux Aivilik que nous, européens, qualifions d’art. Tout d’abord il faut noter que dans leur langue, ils n’ont pas de véritable équivalent pour « créer » ou « faire » et il n’existe pas d’artiste en tant que tel chez les Aivilik ni d’art car il ne font pas la différence entre objets utilitaires et objets décoratifs. Ensuite, les sculpteurs n’essaient jamais d’imposer à l’ivoire des formes inhabituelles ou bien les caprices de leur imagination : ils agissent en fonction de ce que le matériau tente d’être, comme s’il possédait déjà une forme qui cherche à surgir grâce à la main du sculpteur. Les sculpteurs ne font jamais rien d’original. Ils transmettent une tradition anonyme. L’artiste disparaît derrière son œuvre. Enfin, de façon très surprenante pour nous, lorsqu’une sculpture est achevée, elle est souvent abandonnée au fond d’une caisse ou même jetée avec les ordures. Toute la valeur de l’œuvre d’art tient donc dans l’acte de la réaliser et non dans ce qui est réalisé. Si l’on veut définir l’art il faut donc aussi prendre en considérations ces pratiques des autres cultures qui semblent contraires à ce que nous appelons « art ». Pour cela, la recherche de l’origine de l’art semble être intéressante car elle permettrait de fixer une source commune au-delà des différences développées ultérieurement. Cependant cette question ouvre à son tour, tout un ensemble de problèmes.
La question de l’origine de l’art porte en premier lieu sur le moment de son apparition. Mais on ne peut répondre à cette question qu’à condition d’avoir une définition claire des objets ou comportements qui peuvent être qualifiés d’artistiques. Qu’est-ce qui distingue l’art des autres production matérielles ? Un objet d’art est-il suffisamment distinct du reste des autres productions ?
La question de l’origine porte aussi sur la raison qui a conduit les hommes à de tels comportements. L’apparition de l'art est-il lié au développement démographique, économique et social ou bien est-il la conséquence d’un changement biologique : le développement du système nerveux central (c'est-à-dire du cerveau) ?
Sur cette question les chercheurs s’opposent. Pourtant il semble, selon Richard G. Klein, que ces deux hypothèses soient testables, autrement dit qu’il est scientifiquement possible de les départager.
Si l’origine de l’art est à rechercher du côté de la biologie et du développement du système nerveux central, alors nous devrions trouver des œuvres d’art chez toutes les populations d’hommes modernes que ce soit en Europe ou ailleurs. Or entre 200 000 et 100 000, on n’en trouve aucune en Afrique. Paul Bahn cependant fait remarquer qu’il s’agit-il peut-être d’un problème contingent lié aux fouilles qui sont peu pratiquées en Afrique ou en Asie (où il existe pourtant des traces importantes : http://www.speleo.fr/borneo2006/index.html. L’état des découvertes ne conduit-il pas à une théorie européocentriste de l’explosion artistique au Moustérien ? N’y a-t-il pas ici un cercle vicieux : l’état des connaissances à conduit à la formulation d’une théorie qui conduit à des fouilles localisées qui justifient la théorie ?
Luc Allemand, va plus loin en affirmant que les théories de l’origine de l’art sont toutes contradictoires et qu’il est impossible de trancher entre elles car elles sont sous-déterminées par les données : autrement dit les fouilles permettent toutes les hypothèses explicatives possibles, même celles qui se contredisent. En dehors de ces remarques sur la partialité des données, les tenants de l’origine neurologique contre-argumentent en montrant que les Néandertaliens manifestaient un comportement symbolique. Mais rien n’assure qu’ils n’aient pas agi de le sorte en imitant les Homo Sapiens qu’ils côtoyaient. Il semble difficile de conclure que c’est une mutation génétique fortuite qui serait la cause unique de la capacité à des représentations symboliques.
Si l’origine de l’art est liée à des cultures contingentes, peut-être est-il né plusieurs fois à différents endroits. Il y aurait des foyers différents à des époques différentes.
Randall White soutient que l’homme avait bien avant l’apparition des premières œuvres d’art la capacité mentale de les produire. Les hommes avaient la capacité de se représenter quelque chose mais la réalisation de cette représentation est liée à une culture, une société particulière qui lui confère sa signification en fonction de ses rites et de ses croyances. Les quelques traces d’objets artistiques avant 35 000 tendent à prouver que les capacités neurologiques existaient mais pas le système culturel de représentation pour les développer. Ce dernier ne semble apparaître qu’au Moustérien (Paléolithique moyen, environ - 300 000 à - 30 000 avant le présent). Dans les sites européens on trouve alors sur quelques mètres carrés plus de représentations artistiques que pour la planète entière avant 40 000. Les hommes sont alors capables de copier la nature : sculpter un morceau d’ivoire en forme de coquillage.
Du point de vue de l’évolution biologique, si les hommes ont créé des objets artistiques, alors cela signifie qu’il s’agissait d’une adaptation représentant un avantage sélectif. Pourtant l’art mobilise les hommes pour des activités qui ne semblent pas vitales. La production d’œuvre d’art prend en effet du temps qui n’est donc pas disponible pour chasser ou satisfaire les besoins naturels. De plus, on relève dans les œuvres d’art de la préhistoire d’importants échanges de matériaux. On a relevé une distance de 400 km entre la source de matérie première et le site de transformation. L’art semble donc mettre en jeu des dimension technologiques, économiques, sociales. Quel avantage y a-t-il à déployer tous ses efforts ? Quel sens donner à cette activité qui consiste à produire une objet qui va susciter une expérience qualitative contrôlée (les formes et les couleurs sont contrôlées par le créateur de l’œuvre qui cherche a produire un effet) chez l’observateur ?
L’art serait fondamental dans la construction, la reconnaissance et la communication d’une identité au sein de la société qui est elle-même un avantage sélectif pour l’espèce humaine. L’art peut alors être défini comme une capacité à interpréter de manière symbolique le monde et à donner une forme tangible à des représentations collectives. Pourtant, John Onians fait justement remarquer que l’art semble avant tout individualiste, émotionnel et antisocial. Il voit l’origine de l’art dans le dessein des ombres projetées par un feu. La fonction de l’art ne serait pas avant tout collective, sacrée ou rituelle.
Comme on le voit, le débat n’est pas clos. Il est loin de l’être tant que des données plus amples ne seront pas fournies par les fouilles.
On voit que la question de l’origine de l’art reste aujourd’hui un problème, même si tous s’entendent pour dire qu’il y a pas de société humaine sans art. Pourtant l’histoire du jugement portant sur les arts des autres cultures est révélatrices. Dans son Journal, le peintre Albrecht Dürer rapporte son émerveillement devant les arts amérindiens dont les premiers explorateurs ramènent en Europe quelques exemplaires. « J’ai vu les objets qu’on a apportés au roi (Charles V) du nouveau pays de l’or : un soleil d’or de la longueur d’un bras, et une lune, presque aussi grande, toute en argent ; (…) des objets merveilleux en tous genres, bien plus beaux à voir que les miracles. Dans toute ma vie, je n’ai rien vu d’aussi beau : c’était des merveilles d’art, et je me suis étonné du génie des habitants de ces pays lointains. » Dans ce propos du 16e siècle, aucune trace d’ethnocentrisme. Au contraire le regard admiratif d’un homme de l’art sur l’art de ceux qui sont alors à peine considérés comme des hommes. Pourtant au cours de l’histoire, si les hommes des sociétés primitives ont progressivement gagné leur statut d’homme, leurs créations ont été dépouillées du statut d’œuvre d’art. Le critique d’art anglais du 19e siècle, John Ruskin, dira même que : « L’art n’a jamais existé ni en Afrique, ni en Asie, ni en Amérique. » Les artistes modernes (Picasso, Matisse, Breton) seront plus clairvoyants que Ruskin au sujet des qualités esthétiques de l’art primitif car ils y puiseront leur inspiration, renouvelant ainsi les formes de l’art européens. C’est par une confusion entre deux sens du mot « art » que les créations des sociétés non-européennes ont été disqualifiées. L’art désigne en effet toute création qu’elle soit artistique ou utilitaire, le mot est alors synonyme de technique. Dans notre culture le mot « art » en est venu à qualifier plus particulièrement les Beaux Arts. Mais il n’y a pas nécessairement de séparation stricte entre les deux. Franz Boas situe la transition entre la technique et l’art « là où la maîtrise d’une technique aboutit à une forme parfaite ». La forme dépasse dans ce cas la simple fonction de l’objet utilitaire et devient le modèle d’un style qui dépend de l’organisation particulière d’un culture mais aussi des contraintes inhérentes à toute représentation de l’espace.

Rappel des faits chronologiques :
  • 8 à 5 millions d’années : ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés.
  • 4,5 millions d’années : 1e hominidés aux membres inférieurs adaptés à la bipédie.
  • 4 à 2,5 millions d’années : hominidés bipèdes, au petit cerveau et aux longs bras pour grimper comme les grands singes.
  • A partir de 2,5 millions d’années : développement du cerveau.
  • 1,8 à 1 million d’années : les hominidés se répandent en Eurasie.
  • 500 000 : 3 lignées d’hominidés : sapiens, néandertalien, erectus.
  • 40 000 : Les sapiens dominent.

Ce billet est en partie une synthèse des travaux publiés dans le magazine La Recherche, Hors Série n°4 de Novembre 2000.

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