Comme nous l'avons vu (C3S1), la Fontaine de Marcel
Duchamp ouvre de nombreuses réflexions sur la nature de ce qu'est
l'art et de ce qu'est un artiste à l'époque moderne. Cette œuvre,
qui date de 1917, continue de susciter de nombreuses réactions.
L'hiver 2006-2007 fut particulièrement mouvementé. On voit que dans
ce dossier, la constitution d'un objet en œuvre d'art ou d'une
action en geste artistique relève aussi du pouvoir juridique. Mais
est-il légitimé à dire ce qu'est l'art ?
Les faits.
Le 24 août 1993, Pierre Pinoncelli,
artiste dadaïste, âgé lors des faits de 64 ans, urine dans la
Fontaine (la rendant ainsi à sa fonction première) et l’ébrèche à
coup de marteau. Le tribunal de Tarascon condamne l'artiste le 20
novembre 1998 à une amende équivalent à 45 122 euros. Mais le
tribunal ne juge que la dégradation d'une œuvre d'art dont l’État
est propriétaire, il ne dit pas si ce qu'a fait Pinoncelli est un
geste artistique ou pas.
Le 4 janvier 2006, Pinoncelli (77
printemps!) est arrêté au Centre Pompidou et mis en garde à vue
pour avoir ébréché à nouveau la Fontaine et y avoir inscrit le
mot "Dada". Le Centre Pompidou réclamait 427 000 euros de
dommages pour une œuvre estimée à 2,8 millions d'euros. La justice
accorde 14 352 euros pour frais de restauration et 200 000 euros au
titre de la dépréciation consécutive de l’œuvre.
Dans le journal Liberation du 5
décembre 2006, Judith Ickowicz, spécialiste des normes juridiques
demande :
"Comment apprécier le dommage
causé à une œuvre consistant en un objet manufacturé et existant
en plusieurs versions, toutefois limitées, par l'artiste, donc sous
la forme d'un multiple ? Pinoncelli a voulu démontrer que, dans
l'appréciation de son acte et du préjudice subi par le Centre
Pompidou, la spécificité artistique de la Fontaine devait être
prise en compte. Il s'agit, plaide-t-il, d'un ready-made, d'un objet
reproductible en série, facilement remplaçable. Dès lors, la
dévaluation subie par l’œuvre, suite à la dégradation, ne devrait
pas être appréciée de la même manière que pour une œuvre
produite en exemplaire unique et «émanant de la main de l'artiste».
L'interchangeabilité de l'urinoir, objet détourné en œuvre,
impliquerait que son remplacement suffise à indemniser le plaignant.
Une somme équivalente au prix de l'urinoir devrait être alors
considérée comme une juste indemnité."
Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste
de l'art va dans le sens de Pinoncelli et affirme que : " selon
moi, il est devenu, non pas coauteur, mais auteur d'une œuvre
dérivée. Cela consiste à prendre une œuvre existante, à
l'utiliser, et à la transformer pour en faire autre chose."
Mais on est alors conduit au paradoxe que si Pinoncelli est bien
l'auteur d'une œuvre à part entière et que le Centre Pompidou
restaure la Fontaine en effaçant les traces des gestes de Pinoncelli,
ce dernier peut porter plainte pour atteinte à l'une de ses œuvres!
L'idée que Pinocelli est non pas
seulement le coauteur d'une œuvre mais l'auteur d'une toute nouvelle œuvre ne tient pas selon Judith Ickowicz car :
"Le support matériel de l’œuvre sur lequel porte le droit de propriété du musée, et sur
lequel la dégradation est intervenue, est inséparable de l’œuvre
elle-même, de l'acte de création de Duchamp. Il en est le vecteur.
La valeur de ce bien, la Fontaine, appréhendé dans sa matérialité,
est ainsi fonction, non de la valeur d'un simple urinoir, mais de l’œuvre de l'esprit immatérielle qui s'y est incorporée, à tel
point que l'immatérialité de la création et la matérialité de
l'objet dégradé ne peuvent être dissociées. La valeur de l’œuvre
dépend encore de la décision de Duchamp d'en faire une œuvre
déclinée en exemplaires limités, de telle sorte que chaque
exemplaire représente une entité unique et déterminée. Une fois
affirmé que l’œuvre existe en nombre limité, il doit, en effet,
être admis qu'elle ne répond plus à la logique de la
reproductibilité en série. La fongibilité, c'est-à-dire le
rapport de confusion, la relation d'équivalence entre des choses, a
priori, interchangeables, est mise en échec par la volonté de
l'artiste. Fountain possède, dans chacune de ses versions,
l'identité d'une œuvre autonome et originale ; et une valeur
marchande est attachée à chacune d'elles. La valeur marchande va
servir d'assiette à l'évaluation des dommages subis par l’œuvre,
et permettre d'apprécier sa dévaluation éventuelle. Le juge doit
entériner cette valeur comme un fait : il n'entre pas dans sa
mission de réviser la valeur marchande de l’œuvre, et donc les
conditions d'évaluation du préjudice, en fonction d'appréciations
indépendantes de la volonté de l'artiste, fondées sur l'histoire
ou la théorie de l'art. Ce serait confondre l'application du droit
avec une analyse artistique orientée, et admettre que la seule
valeur entrée dans le patrimoine du centre Pompidou serait celle
d'un simple urinoir, ce qui n'est évidemment pas le cas. C'est bien
parce qu'un urinoir a été érigé en œuvre d'art, exposé et
commenté comme tel, que l'on en discute depuis presque un siècle en
s'interrogeant sur son identité en tant qu’œuvre d'art. C'est bien
parce que le «jeu duchampien» a fonctionné, que l'urinoir a acquis
une valeur importante pour le marché, de telle sorte que la valeur
spéculative de l’œuvre et sa valeur marchande finissent par se
répondre. Ne demandons pas alors au juge de trancher un débat
artistique destiné à demeurer ouvert et fécond. Accordons aussi au
musée le droit de défendre les œuvres qu'il acquiert contre les
atteintes qui leur sont portées, quand bien même ces atteintes se
revendiqueraient comme artistiques. Certes, l'acte de destruction de
Pinoncelli se rattache à la défense d'une vision de l'art, mais il
n'en demeure pas moins un passage à l'acte agressif qui supprime
toute opinion contraire, et qui est condamnable à ce seul titre. La
liberté d'expression des artistes et leurs choix dans
l'autodétermination de leur création doivent être respectés par
le juge, par le musée, et aussi par tous ceux dont le désir est de
prolonger la portée d'une œuvre."
L'écrivain Dominique Noguez réplique
dans le Libération du 19 décembre 2006 que Pinoncelli n'est pas un
simple vandale (comme ceux qui ont pénétré au musée d'Orsay le 7
octobre 2007 et en état d'ébriété ont déchiré une toile de
Monet). Pinoncelli est considéré comme un artiste à part entière :
"Car Pierre Pinoncelli est
tout sauf un barbare. Il connaît, il admire l’œuvre de Duchamp, et
par-dessus tout Fountain. «L'urinoir de Duchamp, pour moi,
déclare-t-il, c'était "la grande baleine blanche" que je
poursuivais en rêve et dans les musées du monde depuis
des années.» En attirant, à deux reprises (une première fois à
Nîmes en 1993), de façon frappante certes, l'attention sur ce
ready-made, il le célèbre à sa façon : et même, en refusant d'en
faire le « Saint Graal de l'art moderne», au risque de passer pour
iconoclaste, il est bien plus fidèle à l'esprit subversif du grand
Marcel que ceux qui, selon lui, ont momifié ce dernier en
«Toutankhamon de l'art conceptuel».
Qui est l'auteur de quoi ? Cette
question qui fait aujourd'hui l'objet de procédures judiciaires
ouvre pourtant des questions sur l'art ancien. Qui est l'auteur d'une œuvre quand tout un atelier comme à la Renaissance travaille sur la
toile ?
Les gestes de Pinoncelli posent aussi
la question de la sacralité de l’œuvre d'art à l'époque moderne.
Aucune citation, aucune copie ou reproduction n'est autorisée sans
respecter le sacro-saint droit d'auteur. Les artistes du passé
n'étaient pourtant pas aussi scrupuleux : ils pompaient, voire
pillaient allègrement les autres œuvres (un exemple : Molière
s'est plus qu'inspiré dans Les Fourberies de Scapin de la pièce de
Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué) et ils considéraient qu'être
copié ou plagié était une forme d'honneur rendu à leur art.
On peut dire
que la nature de l’œuvre d'art pose aujourd'hui encore un problème
d'identification. Si on en restreint trop la définition n'est-on pas
conduit un peu vite à exclure de l'art de nombreuses pratiques
artistiques contemporaines ? Est-ce au législateur d'en décider ?
Quel rôle peuvent ou doivent jouer alors les critiques d'art ? Les
conservateurs de musées n'ont-ils pour tâche que de maintenir les œuvres dans leur état ?
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