dimanche 28 octobre 2012

Est-ce à la loi de dire ce qui est œuvre d'art ?

Comme nous l'avons vu (C3S1), la Fontaine de Marcel Duchamp ouvre de nombreuses réflexions sur la nature de ce qu'est l'art et de ce qu'est un artiste à l'époque moderne. Cette œuvre, qui date de 1917, continue de susciter de nombreuses réactions. L'hiver 2006-2007 fut particulièrement mouvementé. On voit que dans ce dossier, la constitution d'un objet en œuvre d'art ou d'une action en geste artistique relève aussi du pouvoir juridique. Mais est-il légitimé à dire ce qu'est l'art ?

Les faits.

Le 24 août 1993, Pierre Pinoncelli, artiste dadaïste, âgé lors des faits de 64 ans, urine dans la Fontaine (la rendant ainsi à sa fonction première) et l’ébrèche à coup de marteau. Le tribunal de Tarascon condamne l'artiste le 20 novembre 1998 à une amende équivalent à 45 122 euros. Mais le tribunal ne juge que la dégradation d'une œuvre d'art dont l’État est propriétaire, il ne dit pas si ce qu'a fait Pinoncelli est un geste artistique ou pas.
Le 4 janvier 2006, Pinoncelli (77 printemps!) est arrêté au Centre Pompidou et mis en garde à vue pour avoir ébréché à nouveau la Fontaine et y avoir inscrit le mot "Dada". Le Centre Pompidou réclamait 427 000 euros de dommages pour une œuvre estimée à 2,8 millions d'euros. La justice accorde 14 352 euros pour frais de restauration et 200 000 euros au titre de la dépréciation consécutive de l’œuvre.

Dans le journal Liberation du 5 décembre 2006, Judith Ickowicz, spécialiste des normes juridiques demande :

"Comment apprécier le dommage causé à une œuvre consistant en un objet manufacturé et existant en plusieurs versions, toutefois limitées, par l'artiste, donc sous la forme d'un multiple ? Pinoncelli a voulu démontrer que, dans l'appréciation de son acte et du préjudice subi par le Centre Pompidou, la spécificité artistique de la Fontaine devait être prise en compte. Il s'agit, plaide-t-il, d'un ready-made, d'un objet reproductible en série, facilement remplaçable. Dès lors, la dévaluation subie par l’œuvre, suite à la dégradation, ne devrait pas être appréciée de la même manière que pour une œuvre produite en exemplaire unique et «émanant de la main de l'artiste». L'interchangeabilité de l'urinoir, objet détourné en œuvre, impliquerait que son remplacement suffise à indemniser le plaignant. Une somme équivalente au prix de l'urinoir devrait être alors considérée comme une juste indemnité."

Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de l'art va dans le sens de Pinoncelli et affirme que : " selon moi, il est devenu, non pas coauteur, mais auteur d'une œuvre dérivée. Cela consiste à prendre une œuvre existante, à l'utiliser, et à la transformer pour en faire autre chose." Mais on est alors conduit au paradoxe que si Pinoncelli est bien l'auteur d'une œuvre à part entière et que le Centre Pompidou restaure la Fontaine en effaçant les traces des gestes de Pinoncelli, ce dernier peut porter plainte pour atteinte à l'une de ses œuvres!
L'idée que Pinocelli est non pas seulement le coauteur d'une œuvre mais l'auteur d'une toute nouvelle œuvre ne tient pas selon Judith Ickowicz car :

"Le support matériel de l’œuvre sur lequel porte le droit de propriété du musée, et sur lequel la dégradation est intervenue, est inséparable de l’œuvre elle-même, de l'acte de création de Duchamp. Il en est le vecteur. La valeur de ce bien, la Fontaine, appréhendé dans sa matérialité, est ainsi fonction, non de la valeur d'un simple urinoir, mais de l’œuvre de l'esprit immatérielle qui s'y est incorporée, à tel point que l'immatérialité de la création et la matérialité de l'objet dégradé ne peuvent être dissociées. La valeur de l’œuvre dépend encore de la décision de Duchamp d'en faire une œuvre déclinée en exemplaires limités, de telle sorte que chaque exemplaire représente une entité unique et déterminée. Une fois affirmé que l’œuvre existe en nombre limité, il doit, en effet, être admis qu'elle ne répond plus à la logique de la reproductibilité en série. La fongibilité, c'est-à-dire le rapport de confusion, la relation d'équivalence entre des choses, a priori, interchangeables, est mise en échec par la volonté de l'artiste. Fountain possède, dans chacune de ses versions, l'identité d'une œuvre autonome et originale ; et une valeur marchande est attachée à chacune d'elles. La valeur marchande va servir d'assiette à l'évaluation des dommages subis par l’œuvre, et permettre d'apprécier sa dévaluation éventuelle. Le juge doit entériner cette valeur comme un fait : il n'entre pas dans sa mission de réviser la valeur marchande de l’œuvre, et donc les conditions d'évaluation du préjudice, en fonction d'appréciations indépendantes de la volonté de l'artiste, fondées sur l'histoire ou la théorie de l'art. Ce serait confondre l'application du droit avec une analyse artistique orientée, et admettre que la seule valeur entrée dans le patrimoine du centre Pompidou serait celle d'un simple urinoir, ce qui n'est évidemment pas le cas. C'est bien parce qu'un urinoir a été érigé en œuvre d'art, exposé et commenté comme tel, que l'on en discute depuis presque un siècle en s'interrogeant sur son identité en tant qu’œuvre d'art. C'est bien parce que le «jeu duchampien» a fonctionné, que l'urinoir a acquis une valeur importante pour le marché, de telle sorte que la valeur spéculative de l’œuvre et sa valeur marchande finissent par se répondre. Ne demandons pas alors au juge de trancher un débat artistique destiné à demeurer ouvert et fécond. Accordons aussi au musée le droit de défendre les œuvres qu'il acquiert contre les atteintes qui leur sont portées, quand bien même ces atteintes se revendiqueraient comme artistiques. Certes, l'acte de destruction de Pinoncelli se rattache à la défense d'une vision de l'art, mais il n'en demeure pas moins un passage à l'acte agressif qui supprime toute opinion contraire, et qui est condamnable à ce seul titre. La liberté d'expression des artistes et leurs choix dans l'autodétermination de leur création doivent être respectés par le juge, par le musée, et aussi par tous ceux dont le désir est de prolonger la portée d'une œuvre."

L'écrivain Dominique Noguez réplique dans le Libération du 19 décembre 2006 que Pinoncelli n'est pas un simple vandale (comme ceux qui ont pénétré au musée d'Orsay le 7 octobre 2007 et en état d'ébriété ont déchiré une toile de Monet). Pinoncelli est considéré comme un artiste à part entière :

"Car Pierre Pinoncelli est tout sauf un barbare. Il connaît, il admire l’œuvre de Duchamp, et par-dessus tout Fountain. «L'urinoir de Duchamp, pour moi, déclare-t-il, c'était "la grande baleine blanche" que je poursuivais ­ en rêve et dans les musées du monde ­ depuis des années.» En attirant, à deux reprises (une première fois à Nîmes en 1993), de façon frappante certes, l'attention sur ce ready-made, il le célèbre à sa façon : et même, en refusant d'en faire le « Saint Graal de l'art moderne», au risque de passer pour iconoclaste, il est bien plus fidèle à l'esprit subversif du grand Marcel que ceux qui, selon lui, ont momifié ce dernier en «Toutankhamon de l'art conceptuel».

Qui est l'auteur de quoi ? Cette question qui fait aujourd'hui l'objet de procédures judiciaires ouvre pourtant des questions sur l'art ancien. Qui est l'auteur d'une œuvre quand tout un atelier comme à la Renaissance travaille sur la toile ?

Les gestes de Pinoncelli posent aussi la question de la sacralité de l’œuvre d'art à l'époque moderne. Aucune citation, aucune copie ou reproduction n'est autorisée sans respecter le sacro-saint droit d'auteur. Les artistes du passé n'étaient pourtant pas aussi scrupuleux : ils pompaient, voire pillaient allègrement les autres œuvres (un exemple : Molière s'est plus qu'inspiré dans Les Fourberies de Scapin de la pièce de Cyrano de Bergerac, Le Pédant joué) et ils considéraient qu'être copié ou plagié était une forme d'honneur rendu à leur art.

On peut dire que la nature de l’œuvre d'art pose aujourd'hui encore un problème d'identification. Si on en restreint trop la définition n'est-on pas conduit un peu vite à exclure de l'art de nombreuses pratiques artistiques contemporaines ? Est-ce au législateur d'en décider ? Quel rôle peuvent ou doivent jouer alors les critiques d'art ? Les conservateurs de musées n'ont-ils pour tâche que de maintenir les œuvres dans leur état ?

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