mardi 30 octobre 2012

Quelques tableaux pour disserter sur l'art

Je vous propose ci-dessous un petit parcours dans l’histoire de la peinture pour disserter sur l’art. Il n'est en effet pas possible de disserter sur l'art sans connaître d'assez prés certaines œuvres d'art. J'ai choisi quelques tableaux célèbres dans des périodes artistiques différentes, en cherchant à montrer quelles ruptures et quelles transitions existent cependant entre elles. Deux remarques à ne pas oublier : tout d'abord il ne s'agit que de reproduction. Rien ne vaut al confrontation directe aux œuvres elles-mêmes, dans leur matérialité. Ensuite, il ne faut pas réduire l'art à la peinture, comme on a trop souvent tendance à le faire du fait de l'importance chez l'homme du sens de la vue.

 Simone Martini (1285 ?-1314) et Lippo Memmi L’Annonciation, 1333, Florence, Italie.
Cet ensemble est un retable, c'est-à-dire un tableau vertical placé derrière l’autel dans une église. Il présente la scène de l’Annonciation entre Saint Ansano et Sainte Margueritte. E. H. Gombrich, un très célèbre spécialiste de l’histoire de l’art, la décrit ainsi « Cette peinture montre à quel point l’art siennois [Sienne, une ville italienne proche de Florence] s’était imprégné de l’atmosphère générale des idéaux du XIVe siècle. C’est une Annonciation, l’ange Gabriel descend du ciel pour saluer la Vierge, et nous pouvons lire les mots qui sortent de sa bouche : « Ave Maria, gratia pleina. » [« Je vous salue Marie, pleine de grâce. »] Dans sa main gauche, l’ange tient une branche d’olivier, symbole de paix, et il lève la main droite comme s’il allait parler. La Vierge vient de quitter sa lecture. Elle ne s’attendait pas à l’apparition de l’ange. Elle recule avec un mouvement à la fois humble et craintif, tout en regardant le céleste messager. Entre les deux personnages, un vase de lis blancs symbolise la virginité, et tout en haut, au sommet de l’arc brisé, on aperçoit la colombe, emblème du Saint-Esprit, entourée de chérubins ailés. […] Leurs figures, avec leurs yeux obliques et leur bouches arquées, peuvent nous paraître un peu bizarres. [Mais] un vrai vase est posé sur un sol vrai et nous savons où il est posé par rapport aux personnages. Le siège de la Vierge est un vrai siège et exprime bien la profondeur. Le livre qu’elle tient n’est pas le symbole d’un livre, mais un livre placé dans une lumière vraie, avec de l’ombre entre ses pages. » (Histoire de l’art, Gallimard, p212-214) Ce n’est pourtant pas la perspective du trône qui définit l’espace. D’infimes indications expriment la profondeur : le décalage entre le plan du siège de la Vierge et celui de l’ange, le mouvement de retrait de la Vierge, la disposition du vase. Même si ce tableau manifeste en effet une certain réalisme, il faut noter que le cadre architectural, le fond doré et l’absence de perspective géométrique rattache cette œuvre à l’art gothique.

Fra Angelico (1387-1455), L’Annonciation, env. 1440, Florence, Italie.
Le même thème mais les différences sont flagrantes. L’artiste ne fait pas qu’exprimer l’espace. Il le représente. On pourrait se mouvoir autour des personnages. La logia, comme on en construisait alors à Florence, avec son enfilade de voûtes et de colonnes, le jeu des ombres et l’ouverture vers la cellule à l’arrière plan renforcent la perspective. L’ange et la Vierge se trouvent dans deux espaces délimités par les colonnes. Ils adoptent une position symétrique. Au salut de l’ange, répond l’humilité de la Vierge qui semble accepter sa mission. La scène semble prendre place dans un monastère semblable à celui dans lequel elle a été peinte par un peintre qui était lui-même moine. La composition est claire et ordonnée
Cette fresque est représentative de la Renaissance : volonté de réalisme (la nature, les vêtements, pas de dorure), redécouverte et inspiration de l’Antiquité (les chapiteaux des colonnes).

Piero Della Francesca (1410-1492), La flagellation du Christ, 1453, Urbino, Italie.
On voit bien dans cette autre scène sacrée (la flagellation du Christ après le jugement de Pilate assis à gauche de la scène avec les instruments du pouvoir) que la mise en œuvre de la perspective se fait de façon plus rigoureuse. Le plan des lieux est si précis qu’on pourrait le recréer. Comme le note l’historien d’art Jean-Louis Ferrier, ce tableau est "un rêve mathématique". Il est construit à partir de la hauteur idéale de l’homme (représenté par le Christ). A la différence des tableaux du Moyen Age, même si le Christ est le personnage qui a le plus d’importance symbolique, il n’est pas le plus grand de la composition. C’est l’espace qui détermine la taille des personnages. On remarquera ici que toutes les lignes du tableau convergent vers un point qui fuite placé dans le prolongement des colonnes. La lumière est traitée de façon aussi précise que l’espace. Notons d’autre part, l’étrange lumière qui éclaire la scène de gauche qui ne semble pas être la même celle qui éclaire la scène de droite. Cette composition contribue à l’aspect mystérieux et solennel du tableau. La scène est dominée par 3 imposantes figures qui ne sont pas identifiées avec certitude mais il est probable que le commanditaire s’y trouve.

Pierre Paul Rubens (1577-1640), L’enlèvement des filles de Leucippe, v. 1618, Munich, Allemagne.
Si les peintres de la Renaissance réussissaient à représenter les personnages dans un espace réel, ils ne parvenaient pas encore à donner l’impression de mouvement. Cela semble en effet très difficile pour une peinture puisqu’il s’agit d’une image fixe. Pourtant les artistes de la période baroque vont y parvenir. C’est le cas de Rubens dans cette grande toile (plus de 2 m !) C’est une œuvre monumentale d’autant plus que l’action occupe tout l’espace, c’est à peine si l’on voit le paysage à l’arrière plan et elle s’inscrit dans un grand cercle. Le tableau est construit autour d’une diagonale qui part du coin inférieur gauche. Les mouvements des personnages s’affrontent. La femme à droite résiste à l’enlèvement, dessinant ainsi un mouvement centripète. Tandis qu’un des cavaliers arrache l’autre femme du sol, ouvrant ainsi un mouvement centrifuge. Rubens compose l’action sur un ensemble de courbes et de contre-courbes et deux grands S se recoupent pour relier les personnages. Rubens avait le goût pour le traitement pictural des formes féminines. Énergique et sensuel, Rubens parvient à donner du souffle à l’action, à la faire vibrer.

William Turner (1775-1851), Tempête de neige : vapeur au large de l’entrée du port faisant des signaux dans un haut-fond et naviguant à la sonde, 1842, Londres, Grande-Bretagne.
Il est difficile à première vue d’identifier une figure dans ce tableau. Les objets sont représentés comme des masses indistinctes. Le titre très précis nous l’indique mais une attention soutenue permet de distinguer un bateau à aubes. Il faut savoir que le peintre s’est fait attaché au mât du navire pendant la tempête pour mieux l’observer et la reproduire. Le résultat est réussi car non ne distingue pas nettement la ligne d’horizon, le ciel et la mer semblent ne faire qu’un et mêler leurs éléments. Le mouvement du tableau est circulaire : il part du coin supérieur droit pour tourner vers la gauche et rebondir sur la mer pour remonter. Turner est un peintre identifier au romantisme pour le dramatisme de ses représentations mais aussi à l’impressionnisme par sa technique floue et ses effets de lumière et d’eau.

Alexandre Cabanel (1823-1889), La naissance de Vénus, 1863, Musée d’Orsay, Paris.
Émile Zola nous propose cette description ironique du tableau :
« Voyez au Champ-de-Mars la Naissance de Vénus. La déesse noyée dans un fleuve de lait, a l'air d'une délicieuse lorette, non pas en chair et en os, - ce serait indécent, - mais en une sorte de pâte d'amande blanche et rose. Il y a des gens qui trouvent cette adorable poupée bien dessinée, bien modelée, et qui la déclarent fille plus ou moins bâtarde de la Vénus de Milo : voilà le jugement des personnes graves. Il y a des gens qui s'émerveillent sur le sourire de la poupée, sur ses membres délicats, sur son attitude voluptueuse : voilà le jugement des personnes légères. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des tableaux du monde. » Il critique bien évidemment le côté artificiel de cette représentation de la déesse Vénus. Ce tableau est représentatif de l’académisme c'est-à-dire d’une représentation de sujet conventionnels et un érotisme hypocrite : une femme nue doit être une déesse et son corps, comme le souligne Zola, est une idéalisation.

Gustave Courbet (1819-1877), La femme à la vague, 1868, Metropolitan Museum of Arts, New York.
C’est exactement ce que Courbet critique dans ses œuvres identifiées comme réalistes. Il suffit de remarquer que sa baigneuse n’est pas une déesse. La mythologie ne sert pas d’« excuse culturelle ». La femme ne flotte pas miraculeusement sur l’eau. La vague fouette son corps dont les teintes sont celles d’une vraie carnation : on voit le rouge de ses joues et la différence de la couleur de la peau des seins et celle des bras. Enfin, ce qui fit scandale lors de la présentation du tableau au public : la pilosité de l’aisselle bien naturelle mais trop réaliste pour le public du XIXe siècle.

Claude Monet (1840-1926), de gauche à droite : Cathédrale de Rouen ; Cathédrale de Rouen, à l’aube ; Cathédrale de Rouen, plein midi ; Cathédrale de Rouen, plein soleil ; Cathédrale de Rouen, temps gris. Série réalisée entre 1890 et 1894, les tableaux sont dispersés dans différents musées du monde. 28 des 30 cathédrales sur ce site.
Qu’est-ce que Monet cherche à réaliser dans cette série de cathédrales ? Ce n’est pas l’architecture qui l’intéresse, mais les jeux d’ombres et de lumières sur la « peau » de la façade de la cathédrale qui n’est qu’un simple support pour une étude de la lumière et des ses variations. Monet fut marqué par le traitement de la lumière dans les œuvres de Turner. Monet et très attentif aux caprices et aux variations de la nature et il modifie donc sa palette de couleurs et la netteté de sa touche en fonction du temps au double sens : le temps atmosphérique (beau temps, brouillard, pluie) et le temps chronologique (de l’aube au coucher). Telle fut la révolution des impressionnistes : ils ont pris pour objet d’étude et de représentation ce qui rend possible la peinture : la lumière. Elle rend possible le visible mais elle n’est jamais montrée en tant que telle. Pour cela il faut la regarder et l’observer indirectement : sur ce contre quoi elle butte et qu’elle rend par là même visible. En montrant les choses, la lumière se montre aussi elle-même. Et il faut donc la chercher là où elle est : au grand air. Les impressionnistes révolutionnent aussi la peinture en sortant leurs chevalets dans la nature et en peignant sur le motifs et non plus au sein de leur atelier. Enfin du point de vue de la technique picturale on peut remarquer que Monet ne mélange pas ses couleurs sur sa palette et ne délimite pas nettement les formes qu’il peint. Il juxtapose des taches de couleur pure les unes à côté des autres. C’est l’œil qui va faire le mélange que l’artiste faisait auparavant. L’œil participe à la création du tableau.

Pablo Picasso (1881-1973), Portrait de D.H. Kahnweiler, 1910, Art Institute, Chicago.
Ce tableau est représentatif du cubisme. Le cubisme est une nouvelle manière pour les peintres de mettre au travail le spectateur. On peut en effet parler de cubisme car le personnage semble être composé de cubes ou plus précisément, il est décomposé en formes géométriques : des angles ouverts plus au moins droits. La profondeur picturale est brisée, la perspective spatiale et la notion de forme idéale sont détruites. On note aussi que la couleur semble disparaître : le tableau est un camaïeu de gris et de beige. La déconstruction est si poussée qu’on reconnaît à peine une personne. Roland Penrose, ami peintre, photographe et poète de Picasso le décrit ainsi : « Chaque facette semble vouloir s’éloigner de sa voisine comme s’il s’agissait de rides à la surface de l’eau. Le regard se perd parmi elles, relevant au passage, ici et là, des points de repère tels que les yeux, le nez, les cheveux bien coiffés, une chaîne de montre, des mains croisées ; […] L’imagination est mise en présence d’une scène qui, pour ambiguë qu’elle soit, paraît indubitablement exister, et, exaltée par la vie rythmique de cette nouvelle réalité, elle se livre avec plaisir à ses propres interprétations. »

Wassily Kandinsky (1866-1944), Jaune, Rouge, Bleu, 1925, Centre Pompidou, Paris.
Kandinsky est le fondateur de l’art abstrait. On parle d’art abstrait lorsque le peintre ne cherche plus à représenter quelque chose de ressemblant à la réalité et qu’on peut reconnaître (une figure) mais qu’il joue sur la distribution des formes et des couleurs de façon complètement libre. Ce serait donc une erreur de chercher à reconnaître dans ce tableau des formes (chat, phare, visage). Le titre invite d’ailleurs à voir dans ce tableau une réflexion de l’artiste sur l’effet que peuvent produire des formes et des couleurs. Les deux parties sont en effet en confrontation. Les formes et les valeurs chromatiques sont en tension. Le côté gauche du tableau est dans les tons jaunes et les formes y sont géométriques et aiguës, tandis qu’à droite les tons sont chauds (rouge) et froids (bleu, violet, noir) et les formes souples et sinueuses. Les formes de gauches s’inscrivent sur un fond bleu et celles de droite sur un fond jaune. L’abstraction ôte à la peinture les contraintes de figure et de ressemblance pour travailler sur les formes et les couleurs.

Jackson Pollock (1912-1956), Lavender mist n°1, 1950, National Gallery of Arts, Washington.
Encore une fois, l’œil qui cherche une figure identifiable ne peut qu’être déçu car cette œuvre est un chaos de couleurs, de tons et de lignes. L’œil qui cherchera un plan, un objet, des formes ne rencontre rien si ce n’est le cheminement d’une ligne qui en croise d’autres. On perçoit le mouvement, c'est pourquoi on parle de peinture gestuelle (action painting). Comme on le voit sur la photo, l’artiste ne se trouve plus devant le tableau mais dans le tableau étendu sur le sol. De même l’artiste en dispose plus la peinture sur la toile, il la laisse goutter (drip painting) à l’aide d’un pinceau ou même d’un manche de pinceau ou bien il balance une boîte percée remplie de peinture. Le mouvement des gouttes et des lignes est animé comme une danse ou une transe. Le geste de l’artiste est conduit par l’impulsion du moment, il n’y a pas de préméditation calculée des formes. Il n’y a plus de contrainte spécifique liée au trait ou à la figuration. Ainsi ces toiles sont du temps visible. Elles n’ont pas à être interprétées. Le spectateur doit percevoir le processus qui a fait l’œuvre.
Cette technique nouvelle est liée à l’époque moderne. Pollock affirme : « Mon opinion est que de nouveau besoins appellent de nouvelles techniques. Et les artistes modernes ont trouvé de nouvelles façons et de nouveaux moyens d’affirmer leur pratique. Il me semble que le peintre moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la bombe atomique, la radio dans les formes de la Renaissance ou de quelque autre culture passée. Chaque époque trouve sa propre technique. »

Robert Smithson (1938-1976), Spiral Jetty, 1970, Grand Lac Salé, Utha, États-unis.
Il s’agit ici de deux photographies de la spirale qui a été pensée, dessinée et dont la réalisation a été menée par Smithson. Il s’agit d’une langue de terre de 5 m de large et longue de 500 m qui s'enroule de manière centripète. Elle semble naturelle par sa forme et sa localisation mais elle ne le semble pas par son gigantisme. L’œuvre brouille la distinction entre la nature et l’art. L’artiste n'utilise pratiquement que des matériaux trouvés sur place et c'est pourquoi on parle d’Earthworks (ouvrages de terre). Ses constructions, conçues comme des projets de récupération des sols, s'inspirent des formes des pyramides antiques ou des labyrinthes médiévaux, mais à l'évidence sans aucune fonction utilitaire. Elles demeurent sculpturales. On parle au sujet des œuvres de Smithson de Land Art (art du paysage) car l’œuvre ne prend pas place dans un musée et ne le peut pas. L’art échappe donc aux contraintes des galeries. On peut même se demander en quoi l’œuvre consiste car le spectateur doit se rendre sur les lieux et la parcourir. Il expérimente alors l'espace et il s’enfonce de plus en plus dans le paysage. Le site fait donc partie de l’œuvre. Une brusque montée des eaux avait englouti cette œuvre en 1972, ne laissant que des photographies, un texte, et un film de l'artiste mais une baisse des eaux l’a récemment fait réapparaître. La notion d’éphémère, de processus ou rythme naturel fait partie de l’œuvre. L’impact visuel est extraordinaire et renvoie à des dimensions psychologiques, symboliques, astronomiques et quasi mythiques. 

Rappel conclusif : N’hésitez pas à vous confronter à l’art, à tous les arts et de toutes les époques. N’oubliez pas qu’avant de juger une œuvre qu’il faut la comprendre et pour cela y être attentif. Attentif à tous ses détails et à toutes ses dimensions. Et quand bien même vous n’aimeriez pas ce que vous voyez, vous serez plus conscient de vos goûts. Il se peut même que vous rencontriez une œuvre qui vous marque et vous accompagne longtemps…

Remerciements à mon ancienne collègue d'art, Mlle. Kowalzuk, pour ses remarques avisées.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire