Je vous propose ci-dessous un petit
parcours dans l’histoire de la peinture pour disserter sur l’art. Il n'est en effet pas possible de disserter sur l'art sans connaître d'assez prés certaines œuvres d'art. J'ai choisi quelques tableaux célèbres dans des périodes artistiques différentes, en cherchant à montrer quelles ruptures et quelles transitions existent cependant entre elles. Deux remarques à ne pas oublier : tout d'abord il ne s'agit que de reproduction. Rien ne vaut al confrontation directe aux œuvres elles-mêmes, dans leur matérialité. Ensuite, il ne faut pas réduire l'art à la peinture, comme on a trop souvent tendance à le faire du fait de l'importance chez l'homme du sens de la vue.
Simone Martini
(1285 ?-1314) et Lippo Memmi L’Annonciation, 1333, Florence,
Italie.
Cet ensemble est un
retable, c'est-à-dire un tableau vertical placé derrière l’autel
dans une église. Il présente la scène de l’Annonciation entre
Saint Ansano et Sainte Margueritte. E. H. Gombrich, un très célèbre
spécialiste de l’histoire de l’art, la décrit ainsi « Cette
peinture montre à quel point l’art siennois [Sienne, une ville
italienne proche de Florence] s’était imprégné de l’atmosphère
générale des idéaux du XIVe siècle. C’est une Annonciation,
l’ange Gabriel descend du ciel pour saluer la Vierge, et nous
pouvons lire les mots qui sortent de sa bouche : « Ave
Maria, gratia pleina. » [« Je vous salue Marie, pleine de
grâce. »] Dans sa main gauche, l’ange tient une branche
d’olivier, symbole de paix, et il lève la main droite comme s’il
allait parler. La Vierge vient de quitter sa lecture. Elle ne
s’attendait pas à l’apparition de l’ange. Elle recule avec un
mouvement à la fois humble et craintif, tout en regardant le céleste
messager. Entre les deux personnages, un vase de lis blancs symbolise
la virginité, et tout en haut, au sommet de l’arc brisé, on
aperçoit la colombe, emblème du Saint-Esprit, entourée de
chérubins ailés. […] Leurs figures, avec leurs yeux obliques et
leur bouches arquées, peuvent nous paraître un peu bizarres. [Mais]
un vrai vase est posé sur un sol vrai et nous savons où il est posé
par rapport aux personnages. Le siège de la Vierge est un vrai siège
et exprime bien la profondeur. Le livre qu’elle tient n’est pas
le symbole d’un livre, mais un livre placé dans une lumière
vraie, avec de l’ombre entre ses pages. » (Histoire de l’art,
Gallimard, p212-214) Ce n’est pourtant pas la perspective du trône
qui définit l’espace. D’infimes indications expriment la
profondeur : le décalage entre le plan du siège de la Vierge
et celui de l’ange, le mouvement de retrait de la Vierge, la
disposition du vase. Même si ce tableau manifeste en effet une
certain réalisme, il faut noter que le cadre architectural, le fond
doré et l’absence de perspective géométrique rattache cette
œuvre à l’art gothique.
Fra Angelico (1387-1455),
L’Annonciation, env. 1440, Florence, Italie.
Le même thème mais les
différences sont flagrantes. L’artiste ne fait pas qu’exprimer
l’espace. Il le représente. On pourrait se mouvoir autour des
personnages. La logia, comme on en construisait alors à Florence,
avec son enfilade de voûtes et de colonnes, le jeu des ombres et
l’ouverture vers la cellule à l’arrière plan renforcent la
perspective. L’ange et la Vierge se trouvent dans deux espaces
délimités par les colonnes. Ils adoptent une position symétrique.
Au salut de l’ange, répond l’humilité de la Vierge qui semble
accepter sa mission. La scène semble prendre place dans un monastère
semblable à celui dans lequel elle a été peinte par un peintre qui
était lui-même moine. La composition est claire et ordonnée
Cette fresque est
représentative de la Renaissance : volonté de réalisme (la
nature, les vêtements, pas de dorure), redécouverte et inspiration
de l’Antiquité (les chapiteaux des colonnes).
Piero Della Francesca
(1410-1492), La flagellation du Christ, 1453, Urbino, Italie.
On voit bien dans cette
autre scène sacrée (la flagellation du Christ après le jugement de
Pilate assis à gauche de la scène avec les instruments du pouvoir)
que la mise en œuvre de la perspective se fait de façon plus
rigoureuse. Le plan des lieux est si précis qu’on pourrait le
recréer. Comme le note l’historien d’art Jean-Louis Ferrier, ce
tableau est "un rêve mathématique". Il est construit à
partir de la hauteur idéale de l’homme (représenté par le
Christ). A la différence des tableaux du Moyen Age, même si le
Christ est le personnage qui a le plus d’importance symbolique, il
n’est pas le plus grand de la composition. C’est l’espace qui
détermine la taille des personnages. On remarquera ici que toutes
les lignes du tableau convergent vers un point qui fuite placé dans
le prolongement des colonnes. La lumière est traitée de façon
aussi précise que l’espace. Notons d’autre part, l’étrange
lumière qui éclaire la scène de gauche qui ne semble pas être la
même celle qui éclaire la scène de droite. Cette composition
contribue à l’aspect mystérieux et solennel du tableau. La scène
est dominée par 3 imposantes figures qui ne sont pas identifiées
avec certitude mais il est probable que le commanditaire s’y
trouve.
Pierre Paul Rubens
(1577-1640), L’enlèvement des filles de Leucippe, v. 1618, Munich,
Allemagne.
Si les peintres de la
Renaissance réussissaient à représenter les personnages dans un
espace réel, ils ne parvenaient pas encore à donner l’impression
de mouvement. Cela semble en effet très difficile pour une peinture
puisqu’il s’agit d’une image fixe. Pourtant les artistes de la
période baroque vont y parvenir. C’est le cas de Rubens dans cette
grande toile (plus de 2 m !) C’est une œuvre monumentale
d’autant plus que l’action occupe tout l’espace, c’est à
peine si l’on voit le paysage à l’arrière plan et elle
s’inscrit dans un grand cercle. Le tableau est construit autour
d’une diagonale qui part du coin inférieur gauche. Les mouvements
des personnages s’affrontent. La femme à droite résiste à
l’enlèvement, dessinant ainsi un mouvement centripète. Tandis
qu’un des cavaliers arrache l’autre femme du sol, ouvrant ainsi
un mouvement centrifuge. Rubens compose l’action sur un ensemble de
courbes et de contre-courbes et deux grands S se recoupent pour
relier les personnages. Rubens avait le goût pour le traitement
pictural des formes féminines. Énergique et sensuel, Rubens
parvient à donner du souffle à l’action, à la faire vibrer.
William Turner
(1775-1851), Tempête de neige : vapeur au large de l’entrée
du port faisant des signaux dans un haut-fond et naviguant à la
sonde, 1842, Londres, Grande-Bretagne.
Il est difficile à
première vue d’identifier une figure dans ce tableau. Les objets
sont représentés comme des masses indistinctes. Le titre très
précis nous l’indique mais une attention soutenue permet de
distinguer un bateau à aubes. Il faut savoir que le peintre s’est
fait attaché au mât du navire pendant la tempête pour mieux
l’observer et la reproduire. Le résultat est réussi car non ne
distingue pas nettement la ligne d’horizon, le ciel et la mer
semblent ne faire qu’un et mêler leurs éléments. Le mouvement du
tableau est circulaire : il part du coin supérieur droit pour
tourner vers la gauche et rebondir sur la mer pour remonter. Turner
est un peintre identifier au romantisme pour le dramatisme de ses
représentations mais aussi à l’impressionnisme par sa technique
floue et ses effets de lumière et d’eau.
Alexandre Cabanel
(1823-1889), La naissance de Vénus, 1863, Musée d’Orsay, Paris.
Émile Zola nous propose
cette description ironique du tableau :
« Voyez au Champ-de-Mars
la Naissance de Vénus. La déesse noyée dans un fleuve de lait, a
l'air d'une délicieuse lorette, non pas en chair et en os, - ce
serait indécent, - mais en une sorte de pâte d'amande blanche et
rose. Il y a des gens qui trouvent cette adorable poupée bien
dessinée, bien modelée, et qui la déclarent fille plus ou moins
bâtarde de la Vénus de Milo : voilà le jugement des personnes
graves. Il y a des gens qui s'émerveillent sur le sourire de la
poupée, sur ses membres délicats, sur son attitude voluptueuse :
voilà le jugement des personnes légères. Et tout est pour le mieux
dans le meilleur des tableaux du monde. » Il critique bien
évidemment le côté artificiel de cette représentation de la
déesse Vénus. Ce tableau est représentatif de l’académisme
c'est-à-dire d’une représentation de sujet conventionnels et un
érotisme hypocrite : une femme nue doit être une déesse et
son corps, comme le souligne Zola, est une idéalisation.
Gustave Courbet
(1819-1877), La femme à la vague, 1868, Metropolitan Museum of Arts,
New York.
C’est exactement ce que
Courbet critique dans ses œuvres identifiées comme réalistes. Il
suffit de remarquer que sa baigneuse n’est pas une déesse. La
mythologie ne sert pas d’« excuse culturelle ». La
femme ne flotte pas miraculeusement sur l’eau. La vague fouette son
corps dont les teintes sont celles d’une vraie carnation : on
voit le rouge de ses joues et la différence de la couleur de la peau
des seins et celle des bras. Enfin, ce qui fit scandale lors de la
présentation du tableau au public : la pilosité de l’aisselle
bien naturelle mais trop réaliste pour le public du XIXe siècle.
Claude Monet (1840-1926),
de gauche à droite : Cathédrale de Rouen ; Cathédrale de
Rouen, à l’aube ; Cathédrale de Rouen, plein midi ;
Cathédrale de Rouen, plein soleil ; Cathédrale de Rouen, temps
gris. Série réalisée entre 1890 et 1894, les tableaux sont
dispersés dans différents musées du monde. 28 des 30 cathédrales sur ce site.
Qu’est-ce que Monet
cherche à réaliser dans cette série de cathédrales ? Ce
n’est pas l’architecture qui l’intéresse, mais les jeux
d’ombres et de lumières sur la « peau » de la façade
de la cathédrale qui n’est qu’un simple support pour une étude
de la lumière et des ses variations. Monet fut marqué par le
traitement de la lumière dans les œuvres de Turner. Monet et très
attentif aux caprices et aux variations de la nature et il modifie
donc sa palette de couleurs et la netteté de sa touche en fonction
du temps au double sens : le temps atmosphérique (beau temps,
brouillard, pluie) et le temps chronologique (de l’aube au
coucher). Telle fut la révolution des impressionnistes : ils
ont pris pour objet d’étude et de représentation ce qui rend
possible la peinture : la lumière. Elle rend possible le
visible mais elle n’est jamais montrée en tant que telle. Pour
cela il faut la regarder et l’observer indirectement : sur ce
contre quoi elle butte et qu’elle rend par là même visible. En
montrant les choses, la lumière se montre aussi elle-même. Et il
faut donc la chercher là où elle est : au grand air. Les
impressionnistes révolutionnent aussi la peinture en sortant leurs
chevalets dans la nature et en peignant sur le motifs et non plus au
sein de leur atelier. Enfin du point de vue de la technique picturale
on peut remarquer que Monet ne mélange pas ses couleurs sur sa
palette et ne délimite pas nettement les formes qu’il peint. Il
juxtapose des taches de couleur pure les unes à côté des autres.
C’est l’œil qui va faire le mélange que l’artiste faisait
auparavant. L’œil participe à la création du tableau.
Pablo Picasso
(1881-1973), Portrait de D.H. Kahnweiler, 1910, Art Institute,
Chicago.
Ce tableau est
représentatif du cubisme. Le cubisme est une nouvelle manière pour
les peintres de mettre au travail le spectateur. On peut en effet
parler de cubisme car le personnage semble être composé de cubes ou
plus précisément, il est décomposé en formes géométriques :
des angles ouverts plus au moins droits. La profondeur picturale est
brisée, la perspective spatiale et la notion de forme idéale sont
détruites. On note aussi que la couleur semble disparaître :
le tableau est un camaïeu de gris et de beige. La déconstruction
est si poussée qu’on reconnaît à peine une personne. Roland
Penrose, ami peintre, photographe et poète de Picasso le décrit
ainsi : « Chaque facette semble vouloir s’éloigner de
sa voisine comme s’il s’agissait de rides à la surface de l’eau.
Le regard se perd parmi elles, relevant au passage, ici et là, des
points de repère tels que les yeux, le nez, les cheveux bien
coiffés, une chaîne de montre, des mains croisées ; […]
L’imagination est mise en présence d’une scène qui, pour
ambiguë qu’elle soit, paraît indubitablement exister, et, exaltée
par la vie rythmique de cette nouvelle réalité, elle se livre avec
plaisir à ses propres interprétations. »
Wassily Kandinsky
(1866-1944), Jaune, Rouge, Bleu, 1925, Centre Pompidou, Paris.
Kandinsky est le
fondateur de l’art abstrait. On parle d’art abstrait lorsque le
peintre ne cherche plus à représenter quelque chose de ressemblant
à la réalité et qu’on peut reconnaître (une figure) mais qu’il
joue sur la distribution des formes et des couleurs de façon
complètement libre. Ce serait donc une erreur de chercher à
reconnaître dans ce tableau des formes (chat, phare, visage). Le
titre invite d’ailleurs à voir dans ce tableau une réflexion de
l’artiste sur l’effet que peuvent produire des formes et des
couleurs. Les deux parties sont en effet en confrontation. Les formes
et les valeurs chromatiques sont en tension. Le côté gauche du
tableau est dans les tons jaunes et les formes y sont géométriques
et aiguës, tandis qu’à droite les tons sont chauds (rouge) et
froids (bleu, violet, noir) et les formes souples et sinueuses. Les
formes de gauches s’inscrivent sur un fond bleu et celles de droite
sur un fond jaune. L’abstraction ôte à la peinture les
contraintes de figure et de ressemblance pour travailler sur les
formes et les couleurs.
Jackson Pollock
(1912-1956), Lavender mist n°1, 1950, National Gallery of Arts,
Washington.
Encore une fois, l’œil
qui cherche une figure identifiable ne peut qu’être déçu car
cette œuvre est un chaos de couleurs, de tons et de lignes. L’œil
qui cherchera un plan, un objet, des formes ne rencontre rien si ce
n’est le cheminement d’une ligne qui en croise d’autres. On
perçoit le mouvement, c'est pourquoi on parle de peinture gestuelle
(action painting). Comme on le voit sur la photo, l’artiste ne se
trouve plus devant le tableau mais dans le tableau étendu sur le
sol. De même l’artiste en dispose plus la peinture sur la toile,
il la laisse goutter (drip painting) à l’aide d’un pinceau ou
même d’un manche de pinceau ou bien il balance une boîte percée
remplie de peinture. Le mouvement des gouttes et des lignes est animé
comme une danse ou une transe. Le geste de l’artiste est conduit
par l’impulsion du moment, il n’y a pas de préméditation
calculée des formes. Il n’y a plus de contrainte spécifique liée
au trait ou à la figuration. Ainsi ces toiles sont du temps visible.
Elles n’ont pas à être interprétées. Le spectateur doit
percevoir le processus qui a fait l’œuvre.
Cette technique nouvelle
est liée à l’époque moderne. Pollock affirme : « Mon
opinion est que de nouveau besoins appellent de nouvelles techniques.
Et les artistes modernes ont trouvé de nouvelles façons et de
nouveaux moyens d’affirmer leur pratique. Il me semble que le
peintre moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la
bombe atomique, la radio dans les formes de la Renaissance ou de
quelque autre culture passée. Chaque époque trouve sa propre
technique. »
Robert Smithson
(1938-1976), Spiral Jetty, 1970, Grand Lac Salé, Utha, États-unis.
Il s’agit ici de deux
photographies de la spirale qui a été pensée, dessinée et dont la
réalisation a été menée par Smithson. Il s’agit d’une langue
de terre de 5 m de large et longue de 500 m qui s'enroule de manière
centripète. Elle semble naturelle par sa forme et sa localisation
mais elle ne le semble pas par son gigantisme. L’œuvre brouille la
distinction entre la nature et l’art. L’artiste n'utilise
pratiquement que des matériaux trouvés sur place et c'est pourquoi
on parle d’Earthworks (ouvrages de terre). Ses constructions,
conçues comme des projets de récupération des sols, s'inspirent
des formes des pyramides antiques ou des labyrinthes médiévaux,
mais à l'évidence sans aucune fonction utilitaire. Elles demeurent
sculpturales. On parle au sujet des œuvres de Smithson de Land Art
(art du paysage) car l’œuvre ne prend pas place dans un musée et
ne le peut pas. L’art échappe donc aux contraintes des galeries.
On peut même se demander en quoi l’œuvre consiste car le
spectateur doit se rendre sur les lieux et la parcourir. Il
expérimente alors l'espace et il s’enfonce de plus en plus dans le
paysage. Le site fait donc partie de l’œuvre. Une brusque montée
des eaux avait englouti cette œuvre en 1972, ne laissant que des
photographies, un texte, et un film de l'artiste mais une baisse des
eaux l’a récemment fait réapparaître. La notion d’éphémère,
de processus ou rythme naturel fait partie de l’œuvre. L’impact
visuel est extraordinaire et renvoie à des dimensions
psychologiques, symboliques, astronomiques et quasi mythiques.
Rappel conclusif :
N’hésitez pas à vous confronter à l’art, à tous les arts et
de toutes les époques. N’oubliez pas qu’avant de juger une œuvre
qu’il faut la comprendre et pour cela y être attentif. Attentif à
tous ses détails et à toutes ses dimensions. Et quand bien même
vous n’aimeriez pas ce que vous voyez, vous serez plus conscient de
vos goûts. Il se peut même que vous rencontriez une œuvre qui vous
marque et vous accompagne longtemps…
Remerciements à mon ancienne collègue d'art, Mlle.
Kowalzuk, pour ses remarques avisées.
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